Auto-défense

(Une « vieillerie », mais qui me semble avoir plus sa place ici)
En annexe, la transcription de l'émission discutée dans cette page
Début : 23/09/2001.

 S erais-je journaliste, et aurais-je à m'interroger sur ma pratique, pourrais-je faire autre chose que la justifier, estimer que ce que fait, je le fis bien ? Prenez le cas — actuel pour moi — de "la guerre contre le terrorisme", dite désormais "Opération Justice infinie" (ou "sans limites") ; comme auditeur je perçus que, les deux premiers jours, médias et responsables politiques furent complètement dépassés par l'événement initial, les attentats du World Trade Center (WTC) et de Washington ; pour vérifier a posteriori ma perception, j'ai enregistré les informations à la radio, précisément sur France Inter ; ma foi, c'était le cas : pour ce qui concerne la part proprement informationnelle, ça tourne en rond, il n'y a rien d'autre à raconter que cet événement énorme. Bien sûr, ça n'a pas autant cet "effet de boucle" qu'à la télévision, toujours et toujours les mêmes images sans possibilité d'une "mise en scène". D'un sens, les organisateurs de ces attentats ont gagné la première manche, la "guerre des médias" : Bush junior pourra faire tous les efforts du monde, il n'atteindra jamais à cette perfection, l'écrasement d'un Boeing contre une tour du WTC en direct. Le choc. Bon, mais je m'écarte de mon sujet, l'analyse que portent les journalistes sur leur travail.

Les deux premiers jours, ce fut "la grande saga du rien en boucle". Premier avion, deuxième avion, premier écroulement, deuxième écroulement, gens qui courent, qui pleurent, qui s'énervent, Bush qui met sept heures à faire Miami-Washington, premières déclarations plates, tout le monde dépassé. Le rien. Pour la radio j'en ai la preuve, et pour la télé je n'ai pas besoin de l'avoir, au plan informatif, on peut sonder n'importe quelle heure entre mardi 11 septembre 15h00 et le jeudi suivant vers 20h00, on aura les mêmes faits, les mêmes témoins, les mêmes "analyses". Sur ce plan, en réalité il n'y a pas de progression significative les quatre ou cinq jours suivants ; par contre, la "machine à faire de la propagande" s'est mise en place : jusque-là, Bush n'avait que des déclarations vagues et qui ne mangent pas de pain à faire, ce crime ne restera pas impuni, nous châtierons les coupables, je compatis à la peine des familles, etc. Il lui fallait dire quelque chose, mais il n'avait pas grand chose à dire ; ce n'est qu'après environ quarante-huit heures que les vrais dirigeants, Cheney, Powell, Bush père et consorts avaient arrêté leur stratégie, défini "l'adversaire" et la tactique qui allait avec, le type de mobilisation de l'opinion publique souhaité, enfin, les grandes lignes de "la réaction américaine", et à partir de là les médias n'ont eu qu'à faire leur tâche, être "la voix de son maître", relayer la propagande officielle de l'administration américaine. Mais donc, les deux premiers jours, c'était la panique.

Non, pas du tout. Enfin, d'après ce qu'en disaient les médias eux-mêmes. Par exemple, le premier jour, les télés ont sorti toutes les images qu'elles recevaient sans faire le moindre tri, ce qui n'est pas la chose à faire. Entre autres images sordides à ne pas montrer, les gens qui sautaient par les fenêtres des tours. Mais comme elles ne visionnaient pas les images, les sortant à chaud — ça coulait comme d'un robinet — elles ont passé tout et n'importe quoi. Dès le deuxième jour, elles ont eu la consigne : pas de morts à l'écran, pas de cadavres, pas de membres épars. Le premier jour, livrées à elles-mêmes et avide du "scoop", elles n'ont, exceptionnellement, exercé aucune censure.

Cela posé, que disaient, donc, les médias d'eux-mêmes le lendemain entre 9h20 et 10h00 sur France Inter, émission "Tam-tam etc." ? Qu'ils avaient fait ce qu'il fallait comme il fallait. C'est même formidable, cette unanimité : X dit ceci, Y approuve et Z confirme.

Au cours de l'émission, trois interventions d'auditeurs-téléspectateurs-lecteurs qui, tous trois, critiquaient le traitement médiatique de l'événement, dit autrement, nos journalistes de la presse, de la radio et de la télé avaient l'opinion réelle de la perception du public sur la manière dont l'information était faite et, chose admirable, tous, tout uniment, justifiaient leur traitement… par la demande du public. Ce sketch eut lieu dans deux autre émissions où "le public", invité à exprimer son opinion sur, toujours, le traitement médiatique, et singulièrement celui de la télé et de la radio, des informations relatives aux attentats du 11 septembre 2001 et leur suite : dans l'ensemble , les gens étaient assez critiques ; le jeu consistait, une fois à se justifier — tout en ne manquant pas de critiquer les autres médias —, une fois à carrément éluder la question ; une troisième voie était, si parfois, dans la formulation de la question, il y avait quelque chose de choquant, à ne s'attacher que sur ce point pour invalider l'ensemble du propos de l'auditeur. Que dire ? Les médias, prompts à critiquer les pouvoirs constitués où les collègues, ont quelque difficulté à remettre en question leur "ligne éditoriale", croirait-on.

Un exemple, la première question, celle de Monette, et les réponses.

Pascale Clark : "Allez-y. A qui voulez-vous poser votre question ?"

Monette : "Oh, à tout le monde, et, je voudrais sinplement que l'on… N'imaginez-vous pas que cette… avalanche de nouvelles qui, depuis hier, nous est donnée sans interruption, n'est pas trop ? Que vous êtes en train de nous détruire ?"

P. Clark : "Et bien voilà, la question est claire, et elle s'adresse évidemment à Jean-Luc Hesse et Patrick Poivre d'Arvor…"

Monette : "Mais elle s'adresse aussi à la télé."

P. Clark : "Oui, à la télé. Donc, Patrick Poivre d'Arvor, qu'avez-vous à répondre à ça ? Est-ce qu'il y a trop de choses, finalement ?"

Patrick Poivre d'Arvor : "Il est évident que, émotionnellement, c'est un choc très violent, c'est un choc pour ceux qui donnent la nouvelle, c'est un choc pour ceux la reçoivent, évidemment, mais, donc, nous sommes obligés de donner ces nouvelles. Vous savez, je pense que dans l'histoire de… du siècle passé, il y a dû avoir très très peu de moments comme ça, à ce point violents, certainement la deuxième guerre mondiale, et puis voilà. Puis, c'est vrai que sur le plan politique, la chute du mur a été quelque chose de très très fort, mais, évidemment, absolument pas comparable, ni en nombre de victimes, ni en proximité, si je puis dire, en proximité vis-à-vis de… bon, en ce qui nous concerne, nous, parce que, à tout moment on voit arriver ce qui se passe à New-York, à Washington, on se dit que tout ça peut arriver à Londres, à Paris, dans des grandes villes française - vous évoquiez tout-à-l'heure ce que disait Charles Pasqua à propos du détournement de l'Airbus d'Air France en Algérie, c'est vrai que cette hypothèse avait été évoquée à un moment donné, c'est une peur, hélas elle est irrationnelle, mais hélas elle s'est traduite dans les faits. Là, on ne parlait pas de film-catastrophe, on avait d'ailleurs décidé d'éviter au maximum d'employer cette expression qui avait quelque chose d'un peu indécent : c'est arrivé, c'est arrivé, donc on était obligé de dire aux gens, voilà ce qui s'est passé, on va quand même, sans doute, à la fin de la journée, évoquer un bilan qui dépassera, de mon point de vue, les 10.000 victimes, donc, si on n'évoque pas ce genre de choses, on peut en effet se voiler la face, on peut se boucher les oreilles, mais hélas, ça existe."

P. Clark : "Jean-Luc Hesse ?"

Jean-Luc Hesse : "Je suis évidemment d'accord avec ce que vient de dire Patrick Poivre d'Arvor, et, je comprends aussi ce que dit notre auditrice, je voudrais qu'elle sache que, l'émotion, la peur que ça procure, enfin, ce choc là, et bien on l'éprouve aussi, mais on ne peut pas vraiment en faire l'économie, ça a des conséquences, Patrick le disait bien, ça aura peut-être des conséquences dans la vie de cette dame. Je veux dire, le monde est un peu différent depuis hier, et ce n'est pas faire du catastrophisme que de dire ça, c'est quelque chose que tout le monde éprouve, donc on est là pour ça, c'est notre mission d'informer, enfin, je suis désolé de revenir à un principe de base, mais, que diriez-vous si on ne le faisait pas ?"

Et bien par exemple, nous dirions que vous avez de la retenue, M. Hesse, que vous ne sombrez pas dans le sensationnalisme, que vous respectez l'intelligence de vos auditeurs, voilà ce qu'on pourrait dire. Ce pourrait être un principe de base intéressant, non ?

Une chose est notable en tout cas, que nous expliquent clairement PPDA et Pascale Clark, "l'identification", ici, n'est pas celle du "public" à l'événement, mais celle des journalistes aux victimes : ç'aurait pu être eux. Non vous et moi, le péquin moyen, mais eux, ces journalistes censés parler au peuple de choses qui concernent le peuple.

De Pascale Clark, un extrait de son préambule à l'émission :

"New-York, on connaît bien le terrain du drame, on connaît, on aime, quelques amis, on appelle, impossible, Manhattan île fantôme, sur place, paraît-il, des touristes idiots s'arrachent les cartes postales des jumelles rasées."

Savez-vous ? New-York, je connais par ces cartes que les "idiots de touristes s'arrachent" — notez, on ne m'en a jamais envoyées de là-bas, mais on les trouve dans les grandes ville françaises — ou par les images à la télé, au ciné, mais contrairement à Mme Clark, je ne connais pas bien. Je n'aime pas. Je ne déteste pas non plus, on n'aime ou ne déteste que ce qu'on connaît. Clairement, je fais partie de ces 90% de Français qui n'ont jamais pris l'avion ou presque — ça m'arriva une fois dans la vie, et certainement pas pour faire Paris-New-York… —, le "public". Les idiots de touristes.

Grande émotion de PPDA :

"Mon fils, par exemple, était en route vers… il était en train de traverser l'Atlantique, son avion a fait demi-tour ; quand vous imaginez le nombre de téléphones qui sont passés dans les familles, quand vous imaginez… On a vu, évidemment, hier soir, ces témoignages impressionnants de gens qui disaient avoir reçu des appels de, de… Y compris des avions, qui étaient des avions en détresse, déjà, de leur famille, qui était en train de téléphoner, il est évident que cela fait froid dans le dos."

Sincèrement, ce genre de chose ne me fait pas froid dans le dos, là encore aucune identification possible pour moi, ni fils ni père ni quelque de mes proches n'aura jamais l'opportunité de m'appeler d'un avion Boston-Los Angeles en perdition. Je ne fais pas partie de la bien nommée "jet-set". Il est intéressant de voir le contraste entre la "réponse" à Monette, certes mal construite, mais "distanciée", et cette émotivité réelle : ç'aurait pu être mon fils, ç'aurait pu être moi…

Partant de là, ces braves gens ne peuvent entendre l'interrogation de Monette ; ils n'essaient pas de louvoyer, d'éviter de répondre, ils n'arrivent tout simplement pas à la comprendre. Pour eux, il est impossible de ne pas s'identifier. Denis Jeanbar et Jean-Luc Hesse, par exemple, disent :

D. Jeanbar : "C'est vrai que je crois que c'est la première fois, que j'ai fait mon métier sans plaisir : c'est un événement à-la-fois considérable, qui annonce des… qui ouvre des perspectives terribles, et donc… il y a eu la réaction journalistique mais pas l'excitation, le plaisir journalistique à faire ce travail-là."

J.L. Hesse : "J'écoutais ce que disait Denis Jeanbar attentivement, parce que j'ai eu le même sentiment hier, c'est vrai que - …et je suis navré de vous avouer ça -, mais il y a une excitation à faire ce métier, et donc, il y a toujours une partie de nous qui est vraiment dedans et qui oublie, tant mieux peut-être d'ailleurs, qui oublie ce que ça signifie sur le plan des victimes, sur le plan de la vie, de la mort, mais hier non, il y avait ça tout le temps chez tout le monde, c'était frappant dans ce même studio 134, tout le monde était atterré, ce qui n'est pas une façon… vraiment… professionnelle, mais, ça prenait vraiment plus de place que l'excitation de faire son travail, et… ce en quoi je suis aussi content parce que les journalistes sont des gens normaux, et, ils l'ont montré un peu partout sur les chaînes de télé et un peu partout."

P. Clark : "C'est-à-dire, voilà, on est des êtres humains, c'est un peu idiot à dire…"

C'est un peu idiot à dire… Idiots de touristes, si humains… C'est sûr qu'annoncer le massacre de 500.000 à 800.000 Tutsis au Ruanda ou, quelques mois plus tard, 100.000 à 160.000 Hutus au Congo-Zaïre, ça n'a pas la même "charge émotive", hein ? Ai-je le droit de dire que j'éprouve plus de compassion pour ceux-là que pour les "traders" de New-York ou les employés du Pentagone ? Non, je n'ai pas le droit de le dire : plusieurs auditeurs l'on essayé et se sont fait sèchement renvoyer dans les cordes. Depuis le 11 septembre 2001, la seule compassion recevable est celle concernant les victimes des attentats aux États-Unis, et chaque fois qu'une personne "du public" intervient pour dire, condoléances aux morts du WTC, mais n'oublions pas les autres drames, c'est tout de suite le scandale et la censure, vous n'avez pas le droit de dire ça !

Il y a plus amusant, dans les interventions de nos amis lors de ce "Tam-tam etc.", c'est quand ils se sont occupés de comparer cet "événement d'une telle ampleur", ce "Pearl Harbor terroriste" au autre drames du XX° siècle.

P. Clark : "D'abord cette question précise : cette attaque terroriste sur l'Amérique, c'est l'événement le plus incroyable, le plus effroyable qu'il vous ait été donné de traiter, dans votre carrière de journaliste ?"

J.L. Hesse : "Je ne sais pas, je n'étais pas à Pearl Harbor, j'essaie de comprendre ce que les gens, les témoins, là-bas, ont pu ressentir mais, hier après-midi, ça dépasse de toute façon l'imagination, donc, c'est rare que dans ce métier on ne croie pas ce qu'on voit, moi ça ne m'est arrivé que deux fois, une fois pour l'explosion de la navette Challenger, que j'ai regardé à la télévision parce que j'avais décidé de ne pas y aller, c'était le dixième lancement donc ce n'était plus vraiment un événement en soi, sauf que ce jour-là elle a explosé, je regardais la télé, et je discutais avec notre correspondant à Londres, au téléphone, et j'ai mis une minute à me dire que ce que je voyais était, pas seulement grave, enfin, était gigantesque, mais, ça n'avait pas de toute façon l'ampleur de ce qui s'est passé hier, mais, je n'y avais pas cru. C'était il y a une quinzaine d'années mais je n'en croyais pas mes yeux. Et là, hier, il y a eu un petit peu de ça pendant un certain temps, parce que, c'était une affaire qui se poursuivait, c'est-à-dire que, il y avait un premier accident dans une des tours, donc, ça peut arriver un accident, on ne sait pas comment parce que ce n'est pas sur les lignes des deux aéroports de New-York, même Newark, enfin, on ne voit pas ce que cet avion fait par-là mais bon, c'est là, et puis après il y a ce deuxième avion et là on sait que c'est un attentat, donc… et ça continue, alors ça c'est… enfin, moi je n'ai jamais expérimenté ça, je ne sais pas pour…"

P. Clark : "Patrick Blin, du "Parisien/ Aujourd'hui" ?"

Patrick Blin : "Je partage totalement ce point de vue, j'ajouterai simplement à la liste que vous venez de donner, Jean-Luc, le fait que l'année dernière également il a été donné de vivre un événement assez exceptionnel avec le crash du Concorde, le même sentiment, mais, à ce niveau là, effectivement, il n'y a pas de précédent."

Et un peu plus tard, PPDA sur le même thème :

P. Clark : "Vous étiez à l'antenne, hier, évidemment, cinq heures durant, plus de cinq heures durant, même question : vous avez présenté des milliers et des milliers de journaux, déjà, c'était vraiment totalement inédit, ce qui s'est passé hier ?"

P. Poivre d'Arvor : "Oui, c'était inédit, parce que, évidemment, l'ampleur du drame, on ne la mesure que de minute en minute : souvenez-vous que les premières dépêches n'on fait part que d'une explosion, et puis ensuite, peut-être d'un impact, l'impact de l'avion on ne l'a pas su immédiatement, donc on commence à parler d'explosion […] et puis… et puis progressivement on voit arriver des volumes impressionnants, et puis surtout des images, parce que là c'est… Nous avons été nourris par ces images, en permanence, de ces deux tours jumelles, de ces… prises de différents angles, et qui nous montraient ce que pouvait être l'impact de la catastrophe, et à l'intérieur des appareils, bien sûr, et à l'intérieur des deux tours, et quand nous vivons, en direct, l'effondrement d'une de ces tours, la tour sud, puis de la tour nord, il est évident qu'on écarquille les yeux, on n'est pas sûr, on n'est pas sûr d'avoir bien vu, on est pas sûr d'être… de voir dans ce nuage de poussière et de fumée qui commence à s'élever au-dessus de New-York, est-ce que ça va être ça ? Et [manque une partie] …nos propos, notre langage, il y a des gens qui peuvent être touchés, il y a des gens qui ont de la famille, des amis, dans ces deux tours, dans ces avions, peut-être, donc, on avance, évidemment, avec beaucoup de précautions et en même temps on est effaré par ce qu'on voit. Moi je pense n'avoir jamais vécu ça à ce point, non, je n'ai jamais vécu ça."

Encore une fois, l'effarant est qu'"il y a des gens qui peuvent être touchés, il y a des gens qui ont de la famille, des amis, dans ces deux tours, dans ces avions, peut-être". Quels gens ? Qui, dans le public assez populaire de PPDA, peut avoir "de la famille, des amis" parmi les victimes ? Personne. Il ne nous parle pas de son public, mais de lui. Il aurait en effet pu avoir famille et amis dans ces accidents, pas moi, pas vous — du moins, si vous n'êtes pas de ce 10% de français qu'il représente.

Vous aurez remarqué une chose, pour nos trois intervenants, les Grands Drames du Siècle sont ceux dont on a des images - oui, même Pearl Harbor : eux trois ont en mémoire les images du film. Il est d'ailleurs intéressant de voir le nombre de fois où ces journalistes qui se défendent de faire de l'information-spectacle décrivent l'attentat du WTC en termes de spectacle cinématographique, de mise en scène, parlent de "l'image" - ou de son absence :

P. Clark : "…Dramaturgie insoutenable, réglée au millimètre, les avions détournés, les avions kamikazes, les cœurs de cible symboles, New-York, Washington, la Pennsylvanie, et quoi encore ? On regardait ça, et on n'y croyait pas, premier avion, première tour, et le deuxième qui fonce dans la jumelle, en direct, là, devant nos yeux, la radio branchée en perfusion…"

P. Blin : "nous partageons une notion avec vous [gens de l'audiovisuel], qui est la notion du temps, et donc de choses qui sont réalisables dans le délai qui nous sépare de ce qui est dans notre jargon le bouclage, donc, la fin, la possibilité d'écrire, et de mettre en scène des articles, et donc, la logistique à mettre en place pour réussir à produire un journal qui soit à la hauteur des attentes de ses lecteurs"

J.L. Hesse : "en général, c'est vrai qu'il suffit de se brancher sur CNN et on sait à-peu-près tout, on a assez vite une idée d'ensemble des choses, sauf qu'hier non, il ne se passait pas grand chose sur CNN […], il y a eu plusieurs heures, jusqu'à assez tard hier soir, où il y avait un pauvre journaliste qui était sur fond new-yorkais avec de la fumée derrière […]. Ce qui est très perturbant quand on connaît bien les États-Unis, il n'y avait pas d'information… Il n'y avait pas d'information très tangible à donner hier, sauf ce que nos yeux voyaient en boucle sur les télévisions, ça veut dire, cette image incroyable."

D. Jeanbar : "…Dès lors qu'on considère que c'est un événement considérable, il est absolument nécessaire d'être présent, surtout dans un "news magazine", nous, notre fonction principale, ce n'est pas de rendre compte de tous les faits, c'est de les sélectionner et les hiérarchiser…"

P. Poivre d'Arvor : "…Progressivement on voit arriver des volumes impressionnants, et puis surtout des images, parce que là c'est… Nous avons été nourris par ces images, en permanence, de ces deux tours jumelles, de ces… prises de différents angles, et qui nous montraient ce que pouvait être l'impact de la catastrophe […], il est évident qu'on écarquille les yeux, on n'est pas sûr, on n'est pas sûr d'avoir bien vu."

Bref, quel spectacle ! Il demande une mise en scène en conséquence…

Je disais que ces braves gens ne répondaient pas aux questions des auditeurs ; voyons la seconde :

P. Clark : "Alors, il y a eu une autre image très marquante, qu'on a vue à la télévision, que seul "Libération" a choisi de publier ce matin, c'est l'image d'un homme sautant d'une des tours jumelles en feu, pour échapper à ce feu… Vincent est en ligne, et nous appelle de Villepinte : vous avez une question là-dessus, Vincent ?"

Vincent : "Je me demande quelle est la valeur journalistique de montrer des gens sautant par la fenêtre ? Je trouve que c'est vraiment odieux et indécent, de la part toutes les télévisions, qui ont montré cette image, aussi bien TF1, FR3… Je me demande quelle est la décence là-dedans de la télévision, quelle est la valeur journalistique de montrer des gens sautant par la fenêtre, qui se suicident ? la télévision avait déjà montré des policiers macédoniens en train de tuer des civils, je crois que la télévision devient trop voyeuriste, ça devient vraiment terrible, quoi."

P. Clark : "Voilà la question de Vincent. Patrick Poivre d'Arvor, vous avez, comme toutes les chaînes, Vincent le rappelait, diffusé cette image : là aussi il y a eu débat ? Il y a eu hésitation ?"

P. Poivre d'Arvor : "Non, écoutez, je la vois, cette image, en énorme dans "Libération", aujourd'hui, elle est énorme, elle fait aussi, évidemment, débat, mais vous savez, vous avez plusieurs éléments dans cette affaire : premier élément, on fait toujours extraordinairement attention, ce sont vraiment les consignes que l'on donne depuis une bonne dizaine d'années, à ne jamais prendre de… à ne jamais faire de zoom rapproché sur… sur des êtres qui puissent être reconnaissables, ça c'est quelque chose qui est constant chez nous et, lorsque nous avons les images qui ne nous arrivent pas en direct, nous retirons tout ce qui ressemble à quelque chose de "rapproche" d'une image de mort, donc, ces images sont extraordinairement lointaines, je vous le rappelle, hein ? il s'agissait de petits points qui sont en train de dégringoler le long des buildings ; deuxièmement, il faut bien voir que, ce dont nous sommes en train de parler, s'apparente presque à ce que nous avons vécu pendant la guerre du Golfe, c'est-à-dire, d'une guerre virtuelle, c'est-à-dire, d'une guerre sans victimes : les films américains vous montrent en permanence des gens qui se font exploser, qui se font… d'une manière extrèmement violente, agressive, et qui, je ne vous le cache pas, personnellement, très souvent me choquent ; en revanche, là, alors qu'il y a des milliers de morts, peut-être parlerons-nous de dizaines de milliers de morts, là, nous n'avons vu aucun blessé, nous n'avons vu aucune victime. Et les seules personnes dont on suppose, bien sûr, qu'elles sont mortes, ont… ces personnes que nous avons vu furtivement, dans ces images - et je vous rappelle que nous, on a pris l'antenne entre 15h30 et minuit et demi non-stop, donc, sur dix heures d'images, ou huit heures de direct, il y a eu peut-être quelques secondes où vous avez vu ces images, mais que je ne regrette pas d'avoir passée."

P. Clark : "Patrick Blin ?"

Patrick Blin : "Nous avons passé cette photo, parce que, contrairement à ce que vient de dire cet auditeur, dont je respecte parfaitement le point de vue, moi je pense que, il fallait la passer. Ça voudrait dire, si on ne la passait pas, que ça devient supportable, la mort devient supportable parce qu'on ne la montre pas. Ça voudrait dire qu'on pourrait mourir dans des tremblements de terre par dizaines de milliers, en Anatolie ou bien en Afghanistan, et que cette mort, ces morts, deviendraient supportables simplement parce qu'on en parlerait sans les montrer. Ce qui nous fascine, précisément, et là je parle en tant qu'homme et pas en tant que professionnel de l'information, c'est précisément que ce sont des gens, des civils, qui n'ont rien à voir, et qui se trouvent pris brusquement dans une espèce de piège infernal : ils sont au-dessus du trou créé par les crashes d'avions, ils savent qu'ils n'ont pratiquement aucune chance d'en sortir vivants, il a des drapeaux blancs, des espèces de draps ou de nappes qui sont improvisés en signaux de détresse, et puis ces gens-là, encore une fois, ont toutes les chances de mourir, et c'est précisément ce qui nous frappe, et je pense que c'était un devoir de le montrer, et je pense que… C'est quand même quelque chose d'assez remarquable d'observer que, ce matin encore, on le disait, que 17h00 après les faits on est toujours sans bilan. On ne sait pas le nombre. On parle de plusieurs milliers de victimes ; on ne le sait toujours pas. C'est quand même un signe de l'ampleur de cette catastrophe, et j'en terminerai là-dessus sur ce sujet, moi ce qui m'a particulièrement effrayé, et à l'opposé de cette image, c'est la réaction d'un habitant du quartier de Barbès, nous n'avons pas été le chercher loin, qui disait que c'était un plaisir de donner une leçon aux États-Unis. Je pense que c'est quelque chose sur lequel nous devrions réfléchir…"

P. Clark : "Jean-Luc Hesse, évidemment, à la radio il n'y a pas d'images, il n'y a pas de photos : vous l'auriez montrée, cette ?…"

J.L. Hesse : "Oui, d'abord parce que c'était en direct, et que je crois que les gens n'ont, n'ont… Puis il faut regarder les choses en face, puis il faut appeler un chat un chat, les gens que l'on a vus sauter sont des gens qui se sont suicidés ; c'est-à-dire que, de toute façon ils allaient mourir et qu'ils ont choisi… ils ont fait un choix assez bouleversant, et de toute façon, ça participe de ce qu'on a vu hier, et du traumatisme qu'on a tous aujourd'hui, et pour longtemps. Donc on peut avoir tous les points de vue moraux là-dessus, on a vu des gens se suicider, ce qui… ce qui veut dire quelque chose, quoi, et on n'est pas… Patrick Poivre d'Arvor parlait des films américains tout-à-l'heure, et moi aussi, avant, je parlais des films, mais… Il faut savoir qu'on meurt, ben, c'est… c'est comme ça, il faut le regarder en face, il y a des moments où il n'y a pas de… Mais ce n'est pas un jugement de professionnel, encore une fois, c'est un jugement d'homme, il faut… il faut savoir ce qui se passe, il faut comprendre ce qui se passe, il faut comprendre que c'est ça le terrorisme, il y a des gens qui ont à choisir entre deux morts, à un moment, des gens qui sont partis bosser, qui ont des gosses… enfin, vous, et moi, et, ben ils ont préféré sauter, et ça veut dire quelque chose…"

Intéressant, non ? Auto-justification, évitement de la question réelle, c'est-à-dire : quelle est la valeur journalistique de montrer des gens qui se suicident — oui, MM. Blin et Hesse ne la justifient pas d'un point de vue journalistique mais humain, dit autrement, il fallait la montrer parce que eux voulaient la voir, non parce que c'était nécessaire du point de vue de l'information — mise en avant — PPDA — d'une "déontologie" impossible à respecter quand on fait de l'information en temps réel — d'ailleurs, J.L. Hesse casse l'argumentaire de son collègue en spécifiant que "c'était en direct", soit, contrairement à ce que prétend PPDA, il n'y a eu aucune discussion préalable sur la question de diffuser ou non — etc. J'adore cet aspect de défense de la corporation : Hesse défend Blin qui défend Poivre qui défend sa boutique… Mais en même temps, transparaissent les failles, la motivation profonde : Poivre, Hesse, Blin sont fascinés par cette image, et ce n'est pas la nécessité d'informer qui les motive, mais celle de montrer l'objet de leur fascination, l'image-choc. Vas-y coco, envoie l'image du type qui se suicide, ça fera vendre. Tous trois essaient de légitimer, mais n'y arrivent pas vraiment, transparaissent en filigrane leur motivation réelles.

Et la troisième question ? Subira-t-elle le même sort, où cette fois y répondra-t-on vraiment ? Voyons :

P. Clark : "C'est Guy qui est en ligne, bonjour."

Guy : "Je m'adresse à l'ensemble de la rédaction, à tous les médias, ne croyez-vous pas que la meilleure réaction serait le silence, le deuil, l'expression de notre compassion, de la musique, ne pas montrer du doigt des peuples, ne pas diaboliser une religion, ne pas développer la psychose, laisser travailler les services de renseignement, puis dans quelques jours il faudra réfléchir à la violence, au respect, au pouvoir des puissants, à ce qui peut entraîner une telle haine, et aussi sur le renforcement des services de renseignement ? Bref, ni angélisme, ni provocation, ni psychose."

P. Clark : "Voilà la proposition de Guy : qu'en avez-vous à dire ? Sur le thème, aussi, le terrorisme n'existe que grâce, entre guillemets, à la caisse de résonnance extraordinaire que sont les médias, c'est tomber dans leur jeu, évidemment, mais comment faire ?"

P. Blin : "C'est évidemment une question qu'on se pose quotidiennement : il y a une espèce de surenchère permanente, parce que nous en parlons ; ces gens-là existent, et ça commence par les incendies de voitures à Strasbourg, il s'agit à chaque fois de faire mieux que l'année précédente, simplement parce que les médias en ont parlé ; encore une fois, je vais être un peu cynique, mais un journal n'est pas un impôt, notre journal, nous n'obligeons personne à l'acheter. Nous pensons en revanche que, pour ceux qui font l'effort de nous trouver, ceux qui font l'effort de dépenser de l'argent, nous devons donner cette information, nous devons ne pas nous taire et, au contraire, considérer que nos lecteurs sont responsables, et c'est sur cette attitude-là que nous fondons toute notre démarche."

P. Clark : "Jean-Luc Hesse ?"

J.L. Hesse : "Je n'ai pas de réponse du tout à la question de ce monsieur, je comprends en revanche un certain nombre de questions qui sont sous-tendues par ce qu'il dit, et il a raison, c'est-à-dire montrer du doigt, je trouve qu'on a été un petit peu rapide, d'ailleurs, sur certains médias, à dire tiens, c'est untel qui a commandité, ça ne me semble pas tout-à-fait être raisonnable en l'état des informations dont on dispose. Où il a raison, c'est ce qui s'est passé hier, c'est-à-dire qu'un premier avion est rentré dans une tour, et j'imagine que les commanditaires de cela savaient que CNN braquerait ses caméras sur cet endroit de New-York, et on a vu en direct arriver un deuxième avion. Comment on appelle ça ? Je ne parle pas de cynisme, je ne parle pas… Je pense que ça fait partie de cette opération terroriste là. Oui, effectivement, le média joue un rôle dans tout ça."

P. Clark : "Patrick Poivre d'Arvor, avant de vous libérer parce que vous avez probablement beaucoup de travail, sur ce thème, de la caisse de résonnance incroyable que sont les médias, et notamment la télévision ?"

P. Poivre d'Arvor : "Oui, je pense que les interrogations de votre auditeur évidemment est très noble, hein ? Parce que la… quelle est la recherche ? Et bien la recherche est de s'attaquer aux symboles les plus médiatiques, hein ? C'est à-la-fois, donc, en effet, le symbole du commerce, le WTC, le symbole de la puissance militaire, avec le Pentagone, le symbole, également, diplomatique, politique, avec ce président, en effet, empétré, quasi-obligé de se réfugier dans une escale entre le Nebraska et la Louisiane, et puis nous, là, et puis même Wall Street, et puis, bon, tout, c'est ça le désir, mais c'est… Mais je crois qu'il me paraît impossible, impossible, de, de, de… de décider qu'il y aura une chappe… Même une chappe de deuil, pour empêcher que ceci soit dit. Je crois que c'est… Hélas, l'information elle est là pour être dite. Sur son interrogation sur les services de renseignement, hélas aussi on a vu combien ils avaient été inopérants et je ne crois pas réellement qu'on puisse gêner leur démarche actuellement en multipliant les informations, il y a certaines informations quand même qu'il faut garder pour nous, ça arrive assez régulièrement les uns les autres, quant aux hypothèses, alors là je suis entièrement d'accord avec lui, c'est-à-dire qu'il faut avoir une méfiance totale, moi j'ai volontairement, avec Robert Nahmias, avec Jean-Pierre Pernault, Claire Chazal, on a fait le choix d'éviter, au maximum… Vous savez, ces gens qui vous arrivent, parce qu'ils ont écrit un livre, parce que, ils sont des spécialistes, etc., et qui vous disent, tout de suite, on pointe, on braque, on montre, etc., on n'est pas sûr, et quand on n'est pas sûr, et bien on se tait, dans ces cas-là, hein ?"

P. Clark : "On a quand même tiré des leçons de la guerre du Golfe, alors ?"

P. Poivre d'Arvor : "Oui, et bien évidemment! évidemment. Et j'ai suffisamment dit combien je trouve qu'on avait comblé… comblé du vide avec du vide, très souvent parce qu'il n'y avait pas d'images, en l'occurrence. Hélas, hier, il y avait trop d'images, il y avait beaucoup d'images, donc, il n'y avait pas besoin en plus de surcharger avec des hypothèses dont on n'est absolument pas sûr qu'elles soient vérifiables aujourd'hui, si ce n'est, quand même, cette information qu'on a donné, tous les uns les autres, et qui était quand même… qui faisait peur, de ce journaliste, euh, arabe, qui il y a trois semaines disait avoir rencontré Oussama ben Laden, qui avait tout de même annoncé des actions terribles dans… dans les semaines à venir. Tout cela est évidemment à vérifier, mais, pour l'instant, pas de… ne diabolisons personne."

Je crois que ça se passe de commentaires…

Constat : nos braves journalistes prennent leur cas pour une généralité, ils mentent et se mentent, quand de temps à autre leurs auditeurs-spectateurs parviennent à leur faire parvenir leur opinion ils n'en tiennent pas compte ou ne la comprennent pas, bref, nous ne sommes pas sortis de l'auberge espagnole que sont les médias…

Conclusion, un action salvatrice serait de montrer ce texte à Mme Clark et MM. Blin, Hesse et Poivre d'Arvor, pour qu'ils fassent disons, de l'auto-analyse. Ou mieux, la transcription que j'ai faite de toute l'émission, où l'on trouve d'autres perles de la plus belle eau, notamment des saillies à forts relents racistes et populistes de M. Blin. Mais, est-ce que ça aurait le moindre effet ?

Pour information, les termes "évidemment" et "évident" sont employés 38 fois par les divers intervenants, soit plus d'une fois par minute…

Fin : 24/09/2001.