Situations

 U n individu est un point dans l'univers. Un point de conscience. Affirmation qui amène, avant d'aller plus loin, à s'interroger sur la conscience.

Le mot recouvre plusieurs acceptions : morales, perceptives, philosophiques, etc. Ici je considère une acception minimale, le fait que certaines entités «perçoivent» et ce qu'elles perçoivent est un écart entre elles et leur environnement. Comme l'écrit Gregory Bateson dans «La cybernétique du “soi” : une théorie de l'alcoolisme»[1],, «une unité d'information peut se définir comme une différence qui produit une autre différence. Une telle différence qui se déplace et subit des modifications successives dans un circuit constitue une idée élémentaire». Dans cette conception des choses, celle de la cybernétique, l'information ne nécessite pas la conscience et la conscience ne nécessite pas ce qu'on nomme «conscience de soi». Bien sûr, elle implique que la connaissance d'une unité d'information requiert la conscience et que cette conscience implique une certaine forme de «conscience de soi», mais non la «conscience de la conscience de soi». Pour mieux illustrer mon propos, et mieux faire comprendre ma conception de la conscience dans ce texte et plus largement, de l'«esprit», qui occupa notre auteur, cette citation plus étendue des propos de Bateson :

Je m'intéresserai plus particulièrement au groupe de prémisses qui sous-tendent le concept occidental de soi et, par la suite, à celles qui sont susceptibles de corriger certaines des plus importantes erreurs qui se rattachent à ce concept […].
A l'ancienne question de savoir si l'esprit est immanent ou transcendant, nous pouvons désormais répondre avec une certitude considérable en faveur de l'immanence, et cela puisque cette réponse économise plus d'entités explicatives que ne le ferait l'hypothèse de la transcendance […].
Pour ce qui est des arguments positifs, nous pouvons affirmer que tout système fondé d'événements et d'objets qui dispose d'une complexité de circuits causaux et d'une énergie relationnelle adéquate présente à coup sûr des caractéristiques «mentales». Il compare, c'est-à-dire qu'il est sensible et qu'il répond aux différences […]. Un tel système «traitera l'information» et sera inévitablement autocorrecteur, soit dans le sens d'un optimum homéostatique, soit dans celui de la maximisation de certaines variables.
Une unité d'information peut se définir comme une différence qui produit une autre différence. Une telle différence qui se déplace et subit des modifications successives dans un circuit constitue une idée élémentaire.
Mais ce qui, dans ce contexte, est encore plus révélateur, c'est qu'aucune partie de ce système intérieurement (inter) actif ne peut exercer un contrôle unilatéral sur le reste ou sur toute autre partie du système. Les caractéristiques «mentales» sont inhérentes ou immanentes à l'ensemble considéré comme totalité.
Cet aspect holistique est évident même dans des systèmes autocorrecteurs très simples. Dans la machine à vapeur à «régulateur», le terme même de régulateur est une appellation impropre, si l'on entend par là que cette partie du système exerce un contrôle unilatéral. Le régulateur est essentiellement un organe sensible (ou un transducteur) qui modifie la différence entre la vitesse réelle à laquelle tourne le moteur et une certaine vitesse idéale ou, du moins, préférable. L'organe sensible convertit cette différence en plusieurs différences d'un message efférent […].
Ainsi, dans aucun système qui fait preuve de caractéristiques «mentales», n'est donc possible qu'une de ses parties exerce un contrôle unilatéral sur l'ensemble. Autrement dit: les caractéristiques «mentales» du système sont immanentes, non à quelque partie, mais au système entier.
La signification de cette conclusion apparaît lors des questions du type: «Un ordinateur peut-il penser?», ou encore: «L'esprit se trouve-t-il dans le cerveau?» La réponse sera négative, à moins que la question ne soit centrée sur l'une des quelques caractéristiques «mentales» contenues dans l'ordinateur ou dans le cerveau. L'ordinateur est autocorrecteur en ce qui concerne certaines de ses variables internes: il peut, par exemple, contenir des thermomètres ou d'autres organes sensibles qui sont affectés par sa température de travail; la réponse de l'organe sensible à ces différences peut, par exemple, se répercuter sur celle d'un ventilateur qui, à son tour, modifiera la température. Nous pouvons donc dire que le système fait preuve de caractéristiques «mentales» pour ce qui est de sa température interne. Mais il serait incorrect de dire que le travail spécifique de l'ordinateur — la transformation des différences d'entrée en différences de sortie — est un «processus mental». L'ordinateur n'est qu'un arc dans un circuit plus grand, qui comprend toujours l'homme et l'environnement d'où proviennent les informations et sur qui se répercutent les messages efférents de l'ordinateur […].
Nous pouvons dire, de même, que l'esprit est immanent dans ceux des circuits qui sont complets à l'intérieur du cerveau ou que l'esprit est immanent dans des circuits complets à l'intérieur du système: cerveau plus corps. Ou, finalement, que l'esprit est immanent au système plus vaste: homme plus environnement.
Si nous voulons expliquer ou comprendre l'aspect «mental» de tout événement biologique, il nous faut, en principe, tenir compte du système, à savoir du réseau des circuits fermés, dans lequel cet événement biologique est déterminé. Cependant, si nous cherchons à expliquer le comportement d'un homme ou d'un tout autre organisme, ce «système» n'aura généralement pas les mêmes limites que le «soi» — dans les différentes acceptions habituelles de ce terme.
Prenons l'exemple d'un homme qui abat un arbre avec une cognée. Chaque coup de cognée sera modifié (ou corrigé) en fonction de la forme de l'entaille laissée sur le tronc par le coup précédent. Ce processus autocorrecteur (autrement dit, mental) est déterminé par un système global: arbre-yeux-cerveau-muscles-cognée-coup-arbre; et c'est bien ce système global qui possède les caractéristiques de l'esprit immanent.
Plus exactement, nous devrions parler de (différences dans l'arbre) - (différences dans la rétine) - (différences dans le cerveau) - (différences dans les muscles) - (différences dans le mouvement de la cognée) - (différences dans l'arbre), etc. Ce qui est transmis tout au long du circuit, ce sont des conversions de différences; et, comme nous l'avons dit plus haut, une différence qui produit une autre différence est une idée, ou une unité d'information.

Dans une approche cybernétique, l'esprit, la conscience, la pensée, et tous autres phénomènes qu'on relie ordinairement au «soi»


[1] Dans Vers une Écologie de l'esprit, Éditions du Seuil, Paris, 1977.