Tout âge est un moyen-âge

 S i nous avions vécu au temps de Cicéron, nous aurions situé le "moyen âge" (en chronologie relative au début de l'ère chrétienne) entre -509 et -367, le moment de transition entre la période royale et la république, période troublée et assez désorganisée sur le plan des institutions, du moins, des institutions centrales ; au temps de Florus, sans doute aurions-nous plutôt vu ce “moyen âge” entre les II° et I° siècles avant J.-C., disons, d'un peu avant l'époque des Gracchus jusqu'à celle d'Octave ; le chroniqueur du mitan de notre Moyen Âge situerait le sien entre la fin de ce que nous nommons Bas Empire et le début de ce que nous nommons Haut Moyen Âge. Et ainsi de suite. On peut considérer la chose ainsi : il y a un point de départ commun, la fondation de Rome ; à partir du moment où une partie de la longue suite d'événements réels ou fictifs qui se sont déroulés dans l'espace de civilisation que l'on peut désigner comme “européen” et qui se situe dans la généalogie de l'Empire romain est devenue « historique », c.-à-d., à la fois situable « dans le passé » et composant une suite réputée cohérente et nécessaire, « la logique de l'Histoire », on a deux périodes : histoire antique et histoire moderne ; et comme on ne passe pas de l'une à l'autre d'un seul coup, par nécessité il y a un « âge moyen » qui a la particularité d'être considéré anomique, de connaître une « absence de normes ou d'organisation stable », nous dit le Trésor de la Langue française (le TLF).

Le temps efface les anomies les plus anciennes, les rend moins troubles et troublées, et une autre période « anormale », “anomale”, est mise en avant. Pour les Européens du XXI° siècle l'histoire romaine du VII° siècle avant au IV° siècle après le début de notre ère forme un bloc, un continuum assez homogène, même si, pour ceux du moins qui n'ont pas oublié leurs cours d'histoire de 6°, ils ne méconnaissent pas les évolutions (royauté, République, empire) ; pour les contemporains de Florius il en va autrement : l'histoire de Rome est leur histoire, et relativement à elle ils sont comme les Européens d'aujourd'hui pour l'histoire des dix derniers siècles : les périodes de la royauté et des débuts de la République forme leur “moyen âge” au sens où on l'entend désormais, et la République, leur Moyen Âge au sens premier, un « âge moyen » entre royauté ancienne et imperium moderne. À considérer que ce qu'on persiste à nommer ainsi n'est plus perçu tel par le contemporain du XXI° siècle : désormais le “Moyen Âge” n'est plus considéré comme un « âge moyen » mais au contraire comme un début, celui qui conduit à l'Europe ; de nos jours, on ne pense plus comme au temps où le concept a émergé que ledit Moyen Âge est donc l'« âge moyen » entre antiquité romaine et modernité de la Renaissance et l'on voit qu'il y a continuité historique entre ces deux périodes.

L'idée initiale des concepteurs de l'idée semble avoir été de définir comme « époque intermédiaire » celle « qui va de la chute de l'empire romain à la prise de Constantinople en 1453 », bien que l'apparent inventeur du terme, Flavio Biondo, n'ait en aucun cas pu faire ce découpage, puisqu'il l'utilise en 1442… Il semble qu'au départ et dans le contexte italien le « moyen âge » soit plutôt l'époque qui précède ce que plus tard on appelera “quattrocento” ou “Première Renaissance”, bien que certains ne le séparent pas du trecento que tels qualifient de “Pré-Renaissance” et que tels encore classent strictement dans le “Moyen Âge”, tandis que certains situent la chose encore plus haut (cf. l'ouvrage de d'Edmond-René Labande L'italie De La Renaissance, dont le sous-titre est « Duecento - Trecento - Quattrocento. Evolution D'une Société »). Depuis un certain temps déjà le concept pose problème, mais c'est encore plus le cas depuis que l'Histoire a basculé du statut de discipline académique à celui de science, et où ce genre de découpage essentiellement idéologique n'a plus guère de sens. Mais tel n'est pas mon propos ici, sauf en ce point : le concept de « moyen âge », quel que soit le nom qu'on peut lui donner, est proprement idéologique, et ne repose sur aucune analyse consistante des évolutions historiques.