Imaginer affaiblir les nazis par un coup de barre à droite n’était en soi ni stupide, ni inconscient. D’une certaine manière, c’était aussi ce qu’avait voulu Brüning. Mais (…) tolérer les nazis contre l’engagement qu’ils toléreraient le cabinet Papen, cesser toute attaque contre eux et, en même temps, multiplier les attaques frontales contre la gauche seule, non seulement contre les communistes mais aussi contre les sociaux-démocrates, balayer, de manière téméraire, tous les scrupules constitutionnels quand ils contrecarraient leurs plans, voilà ce que Papen et Schleicher tenaient pour la bonne méthode contre Hitler (…). Même si l’on ne rejette pas par principe la politique de Papen et Schleicher, même si on ne la disqualifie pas comme folle ou inconséquente (…) on cesse de formuler un jugement aussi bienveillant quand on considère la manière dont elle a été appliquée et quand on s’aperçoit qu’elle a eu pour conséquence précisément ce qu’elle pensait prévenir : le pouvoir total des nazis[1].
Ministerialdirektor Dr. Arnold BRECHT,
Mit der Kraft des Geistes, 1967.
Le lecteur contemporain aura sans doute décelé quelques échos entre ce que l’on désigne par l’intéressant mot d’actualité[2] et l’Allemagne de 1932. Leur nombre est tel que l’énumération en paraîtrait presque fastidieuse : une politique d’austérité, dogmatique, qui aggrave la crise et la misère ; un pouvoir exécutif qui fait adopter des mesures de destruction du modèle social allemand à coups de 48-2 ; une gauche sociale-démocrate qui soutient cette politique afin, dit-elle, d’éviter le pire ; un régime politique qui, à partir de 1930, se présidentialise et concentre des pouvoirs exorbitants dans les mains faillibles d’un homme pas exagérément intelligent, mais orgueilleux et buté ; le règne des entourages qui, par une logique de darwinisme inversé, celle de la courtisanerie, promeut les plus incompétents et les moins dignes, ceux qui sont prêts à s’avilir pour devenir des « conseillers » et donner dès lors à peu près tout autre chose que de réels conseils ; une dissolution ratée ; une seconde dissolution, dangereuse, inepte, vu le contexte de croissance de l’extrême droite, mais demandée par cette même extrême droite, et accordée en gage de bonne volonté ; une défaite cuisante aux législatives ; le refus de tenir compte des résultats des élections ; la condamnation des « extrêmes » et la précision, immédiate, que certains sont plus extrêmes que d’autres, que ceux qui défendent la nation, les valeurs et la propriété seront toujours préférables à la gauche ; un milliardaire, magnat des médias et habité par une mission de résurrection nationale, qui bâtit un empire de presse et de cinéma pour imposer ses cadrages, ses thèmes et sa ligne à un pays qui plébiscitait la paix et la justice sociale, mais qui se trouve progressivement nazifié ; des paniques morales en -isme comme le « bolchevisme culturel », que l’on est bien en peine de définir, mais qui résume toutes les peurs liées à l’évolution des mœurs (féminisme, homosexualité, mode de vie urbain…) et à l’élévation générale du niveau d’éducation ; un gouvernement renversé dans des conditions humiliantes ; une autre dissolution, une autre défaite et, derechef, le refus de tenir compte du résultat ; un gouvernement chargé des affaires courantes qui s’éternise ; un chancelier qui n’entend pas quitter le pouvoir ; l’incapacité du président à nommer un nouveau chef du gouvernement ; des mois de réflexion, au sommet de l’État, pour échafauder le meilleur scénario qui permette de rester au pouvoir, malgré les élections et en l’absence de majorité ; une politique de l’offre, ouvertement pro-business, faite de subventions aux entreprises et de crédits d’impôt ; des discours auto-justificateurs qui défendent cette ligne en clamant « nous ne sommes pas le gouvernement des riches » et « la meilleure politique sociale, c’est la politique de l’emploi » ; un patronat qui applaudit et qui en réclame toujours plus ; des projets de réforme de la Constitution dans le sens d’un renforcement du pouvoir exécutif ; des intrigues de couloir permanentes ; un commentariat qui bavasse sur l’humeur du président, son dernier rhume ou l’ultime grommellement en date (éternuement ? fulgurance politique ? décision majeure ?) en quête d’oracle et d’interprétation ; des libéraux autoritaires qui, au pouvoir, envisagent le recours à la force, car ils savent bien que leur politique est impopulaire ; ces mêmes libéraux autoritaires qui souhaitent faire alliance avec l’extrême droite, qui reculent car elle en veut trop, et font finalement le pari de lui confier le pouvoir, etc.
On pourrait poursuivre cet inventaire sur plusieurs pages supplémentaires, et cela a surpris jusqu’à l’auteur de ces lignes qui, au fil de l’enquête historiographique et archivistique, n’en finissait plus de se frotter les yeux. Certes, il avait quelque connaissance de l’époque et, au moment de lancer ce travail, quelques parallèles en tête. Mais à ce point ?
Tout cela semblera à certains lecteurs trop probant pour être vraiment probe, trop explicite pour être honnête. Un historien, entend-on, n’est-il pas tenu d’être « objectif » comme tout scientifique ? À ce niveau de parallélisme là, qui transforme la narration historique en quasi-roman à clefs, il doit y avoir quelque part infraction au code de déontologie qui dicte neutralité et impartialité. On imagine sans peine les chefs d’inculpation : outre l’accablant « point Godwin », pont aux ânes des paresseux, on voit surgir de-ci, de-là les imputations d’amalgame, de confusionnisme, mais aussi l’assimilation hâtive, la comparaison-qui-n’est-pas-raison, le viol de la « neutralité axiologique »[3], voire pire — de sombres intentions qui relèveraient du Kulturbolschewismus ou de ses avatars contemporains.
Avant de répondre à ces légitimes interpellations — l’historien se les adresse lui-même en permanence, car si la critique est sa seconde nature, celle-ci vise en premier lieu son propre travail —, notons d’emblée que, par un remarquable hasard, l’on ne trouve pas plus sourcilleux procureurs que parmi ceux qui, se réclamant du « cercle de la raison », défendront par ailleurs les viols quotidiens de la Constitution, le mépris des usages républicains, la contravention aux décisions de justice, le mensonge quasi permanent, l’injustice fiscale et sociale, l’inaction climatique et, derechef, l’ignorance des décisions de justice la condamnant — et l’on en passe. Bref, toutes choses dont on peine à déceler la rationalité ou, même, le caractère raisonnable : le chaos politique, la dévastation du vivant, l’explosion des inégalités, la sécession des riches ou la destruction des normes et de l’État, de la dissolution de la parole publique à la liquidation de l’hôpital n’apparaissent pas spontanément comme modérés, tempérés, à équidistance des « extrêmes », etc. Ce sont parfois des journalistes, mais aussi parfois des universitaires qui, généralement, citent Weber sans l’avoir forcément compris et qui confondent leur camp avec celui d’une raison accommodée à tous les plats, invoquée de manière incantatoire et vide, tout comme les « valeurs », la « République », l’« ordre », la « stabilité », la « bienveillance » — ad infinitum. Remarquons en outre que sont accusés d’être partiaux, biaisés, voire, horresco referens, engagés, ceux qui manifestent l’outrageante impolitesse de faire leur métier (ne pas être dupes des discours du pouvoir, par exemple, en vivant pleinement un ethos critique), alors que ceux qui siègent dans on ne sait quel think tank (comment traduire ? penseréservoir ? jerrycan à idées ?) ou conseil du prince peuvent être assurément crédités d’une virginité politique, d’une impavidité idéologique digne d’un tableau de genre à la David.
L’objectivité, on se lasse de devoir le rappeler, est, plus qu’un malentendu, un contresens assez navrant. Personne ayant lu une once d’épistémologie des sciences ne défendra cette idée : dans les sciences de la matière et du vivant (on ne parle même pas des mathématiques), le lien entre le chercheur et sa recherche, entre le sujet connaissant et l’objet à connaître, la manière dont cet objet est construit par le questionnement du chercheur, voire l’interaction entre sa personne et la prise des mesures les plus « objectives » qui soient, sont bien connus depuis un siècle au moins. Pas d’objectivité entre sujets : elle n’est ni une réalité, ni un idéal régulateur, car elle est une ineptie pure et simple pour quiconque s’est donné la peine d’aller un peu au-delà du positivisme dans sa réflexion épistémologique, et a tenté de dépasser le stade de la terminale, celui de l’Introduction à la médecine expérimentale de Claude Bernard. On lui préférera l’honnêteté, qui commande à l’historien d’instruire à charge et à décharge et, lorsqu’il compare, de faire le départ entre les similitudes et la « différence des temps », pour parler comme Marc Bloch qui, par ailleurs, n’ignorait pas que toute histoire est contemporaine, lui qui, médiéviste, sacrifia aussi à ce que l’on appellerait plus tard « l’histoire immédiate » dans L’étrange défaite.
C’est justement dans le contexte de la défaite de 1940, de l’assassinat de la République et de l’instauration du régime dit de Vichy que Jules Isaac rédige Les oligarques[4]. Étonnant texte que ce manuscrit achevé en 1942, alors que le célèbre auteur des manuels Malet-Isaac depuis la mort d’Albert Malet, qu’il n’a jamais connu, est réfugié à proximité du Chambon-sur-Lignon[5]. L’aimable professeur, qui a renoncé à soutenir une thèse en Sorbonne sur la responsabilité française dans le déclenchement de la Grande Guerre — un sujet trop contemporain selon la Faculté, ourlé d’hypothèses peu aimables à l’endroit du président Poincaré —, s’adonne à son autre passion, l’histoire ancienne, et consacre une étude à la Tyrannie des Trente, à la fin de la démocratie grecque, sous les coups de boutoir de l’ennemi (Sparte), de la défaite, et d’un complot des élites patrimoniales de la cité, trop heureuses de liquider un régime qu’elles honnissent[6]. Évidemment, en parlant de l’Athènes du Ve siècle finissant, Isaac parle de la France contemporaine, et l’analogie est à ce point permanente dans son texte qu’il le qualifie, dans son sous-titre, d’« essai d’histoire partiale ». Pascal Ory lui consacre, lors de sa réédition en 1994, une très éclairante préface où il interroge cette partialité et donc, plus qu’en creux, l’impartialité qui, elle aussi, figurerait au tableau des vertus de celles et ceux qui font profession d’histoire. Outre l’intrigue générale, explicite, comme nous l’avons vu, Jules Isaac ne laisse pas de prêter le flanc à un procès en méthodologie, en éthique scientifique et en biais multiples (en bons franglicistes, nous raffolons tous désormais des biais) : « Que de troublantes similitudes entre un Périclès, cet “Eupatride passé guide de la démocratie”, et Léon Blum, entre un Antiphon, ce “doctrinaire ranci”, et Charles Maurras, entre le démocrate renégat Pisandre et Jacques Doriot, entre la focalisation sur les Longs Murs et la confiance dans la ligne Maginot, entre le procès des stratèges et celui de Riom, entre “la collaboration complaisante de quelque juriste expert” et celle d’un Joseph-Barthélemy… Plus au fond, on retrouve la “Révolution nationale” derrière “la constitution des ancêtres”, la xénophobie et le racisme ordinaires derrière la persécution des “métèques” — ce mot familier à Maurras, bon connaisseur de l’histoire grecque — ou encore l’essentiel des éternelles nouvelles droites derrière la fameuse profession de foi de Calliclès, dans le Gorgias »[7].
Relevons au passage que, les contemporains charriant les siècles et la légende des siècles, la sévère frontière que d’aucuns tracent entre le passé et le présent, entre le lieu supposé de l’enquête scientifique objective, impartiale, etc. et le présent, lieu de toutes les passions et de tous les engagements (subjectifs, partiaux, non scientifiques), se dissipe et se disperse comme sable au vent. Le départ entre passé et présent est sans doute une étape nécessaire dans la construction d’une épistémologie personnelle, une forme de « morale provisoire », dirait Descartes, pour se mettre en chemin et avancer un peu, mais on sera bien inspiré de vite dépasser ce stade infantile du déontologisme au risque d’enfoncer des portes déjà largement ouvertes et de radoter un catéchisme éventé.
Avançons également sans trop de risque de se tromper que la césure passé/présent, encore si vivace en dépit de 120 ans de psychanalyse et de quelque 3 000 ans de littérature, en dépit, également, de tous les travaux d’histoire, de sciences sociales et de philosophie sur la rémanence et la présence du passé dans le présent[8] (sous la forme de la mémoire, par exemple, mais il en existe d’autres modalités), en dépit enfin de presque 200 ans de matérialisme historique — que cette césure, donc, est un prétexte utile et commode pour incommoder les historiennes et historiens qui, très banalement, seraient tenté·es d’inférer de leurs travaux quelques enseignements pour lire, par exemple, l’actualité politique et économique ou qualifier l’histoire telle qu’elle se fait et la société telle qu’elle advient. Le refrain des « leçons de l’histoire » était certes un apanage du plus rance des classicismes, de l’historia magistra vitae puis de l’histoire ad usum delphini, littéralement « à l’usage des dauphins », pour l’éducation et l’édification des princes. On a abandonné les « leçons », par trop normatives, qui présupposaient soit une conception cyclique de l’histoire, soit une Providence divine qui, par définition, prévoyait et décidait de tout et qui, donc, pour peu que l’on s’en approchât par la foi et l’étude (ora, ora, et labora), permettait de lire et d’interpréter cet invraisemblable maelstrom des faits et gestes humains, et d’y déceler quelque sens. Au seuil du XIXe siècle, c’est Hegel qui se chargea d’expliquer nettement que cette époque-là était révolue et que la conception moderne de l’histoire, vectorielle et sans transcendance bien identifiée, congédiait l’historia magistra des Anciens. Comme Herder avant lui, Hegel privilégie la singularité à la régularité, l’identité propre d’une époque et de son esprit (le Zeitgeist) à la comparaison ou, pire, à l’assimilation : « On dit aux gouvernants, aux hommes d’État, aux peuples de s’instruire principalement par l’expérience de l’histoire. Mais ce qu’enseignent l’expérience et l’histoire, c’est que peuples et gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire et n’ont jamais agi suivant des maximes qu’on en aurait pu retirer. Chaque époque se trouve dans des conditions si particulières, constitue une situation si individuelle que dans cette situation on doit et l’on ne peut décider que par elle. Dans ce tumulte des événements du monde, une maxime générale ne sert pas plus que le souvenir de situations analogues, car une chose comme un pâle souvenir est sans force en face de la vie et de la liberté du présent. À ce point de vue, rien n’est plus fade que de s’en référer souvent aux exemples grecs et romains, comme c’est arrivé si fréquemment chez les Français à l’époque de la Révolution. Rien de plus différent que la nature de ces peuples et le caractère de notre époque (…). Seuls l’intuition approfondie, libre, compréhensive des situations et le sens profond de l’idée (comme par exemple dans l’Esprit des Lois de Montesquieu) peuvent donner aux réflexions de la vérité et de l’intérêt »[9]. On se mit à préférer le terme, moins impératif, d’enseignements, en passant, en gros, de la droite (Augustin, Bossuet…) à la gauche (Marx, Engels…). Le matérialisme historique, en identifiant des acteurs sociaux, des dynamiques et des pratiques liées à des intérêts concrets (pouvoir et argent, pour aller vite), la défense obstinée de situations et de hiérarchies sociales par des politiques de classe, des luttes entre groupes sociaux, a légitimé l’analogie en histoire. En l’espèce, en dépit de similitudes étonnantes, Hugenberg n’est pas Bolloré et Papen n’est pas Macron, mais leurs positions dans les configurations politiques, économiques et sociales de la France de 2025 et de l’Allemagne de 1932 sont analogues. Pas d’égalité ou d’identité terme à terme (A n’est pas C), mais une identité de rapport (A/B = C/D). Autrement dit, dans la configuration B, le terme A est bien l’équivalent fonctionnel du terme C dans la configuration D[10]. Pascal Ory ne dit pas autre chose lorsque, à propos des Oligarques, il écrit : « La vérité, ce n’est pas de refuser de voir l’évidence qui crève les yeux : qu’il y a des constances et des récurrences dans l’histoire de notre espèce. Parlons clair : celui qui écrit ces lignes a toujours placé au-dessus de sa propre œuvre d’historien la fameuse formule d’Héraclite : “On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve”. Mais, du même pas, il a fait de la fonction de l’historien la lutte contre l’amnésie. La résolution de cette apparente contradiction est simple : ce n’est pas parce que l’histoire ne se répète pas que les êtres qui la font — qui la sont — ne sont pas mus par des forces étonnamment semblables. Les triangles semblables ne se superposent pas mais leurs angles sont égaux et leurs côtés homologues, proportionnels. Il suffit que les hommes bougent devant le regard de l’homme pour se ressembler étrangement. Alors, l’histoire, éternel recommencement ? Espérons qu’il y aura toujours deux ou trois Isaac pour préférer penser qu’elle aurait plutôt l’air d’un éternel inachèvement »[11]. En des termes moins choisis, l’adage populaire veut que l’histoire ne se répète pas, mais qu’elle bégaye beaucoup, non sans lasser, voire désespérer ceux d’entre nous qui nous fiions aux médiévaux pour considérer que nous étions juchés sur les épaules des géants. Manifestement, non : aucun surplomb, aucune hauteur, nous réitérons avec application les erreurs les plus crasses de nos prédécesseurs. Par ignorance, par désinvolture, mais aussi par cynisme et par un égoïsme qui conduit à détruire la démocratie (en ignorant le résultat des élections, par exemple), l’État (par une politique outrageusement pro-riches, financée par la destruction des services publics et de tous les biens communs), voire le langage lui-même (par le mensonge permanent) et jusqu’à l’idée même d’une société et d’un espace commun…
En 1932, l’attitude irresponsable des libéraux autoritaires désireux de se maintenir au pouvoir malgré les désaveux électoraux a conduit, après des calculs tactiques successifs, après l’élimination d’hypothèses intermédiaires (législation d’urgence qui, d’exception, devient le droit commun, viol « assumé » de la Constitution, coup de force et dictature militaire…), à appeler les nazis au pouvoir le 30 janvier 1933 — décision égoïste à laquelle les sordides calculs fiscaux et réputationnels du vieux président Hindenburg n’ont pas été étrangers —, des nazis qui étaient par ailleurs, nous l’avons vu, en décélération politique et en décrochage électoral net, en très grande difficulté, donc — l’hypothèse la plus probable étant que le NSDAP soit fracturé par une scission majeure dans un délai de quelques semaines et disparaisse, purement et simplement. Le moment est favorable pour les spéculateurs politiques à la petite semaine qui peuplent les allées du « centre bourgeois », celui de la bürgerliche Mitte qui gravite autour de l’ex-chancelier von Papen : l’on achète les nazis à la baisse, une excellente affaire, d’autant plus que, minoritaires au gouvernement où ils seront flanqués par des politiques raisonnables qui vont les domestiquer, les apprivoiser, ils vont être attelés à un équipage qui poursuivra la politique antidémocratique et pro-business de l’extrême centre arrivé à la chancellerie en juin 1932 — c’est, de fait, ce que les nazis vont faire à compter de 1933, non sans lancer une spirale de radicalisation qui, pour effrayer les bourgeois libéraux autoritaires, dont Franz von Papen lui-même[12], comblera d’aise, sans discontinuer, les milieux d’affaires et l’essentiel des élites patrimoniales.
De fait, la séquence juin 1932-mars 1933 ou, en focale plus large, mars 1930-août 1934 n’a rien d’exorbitant ou de mythologique. Elle est, en réalité, parfaitement lisible à l’aune de l’histoire des sociétés contemporaines (depuis 1789, disons), et de l’histoire des luttes et logiques de pouvoir. Ceux qui en doutent, et qui répudient toute comparaison, feront observer avec un sens consommé de la tautologie que l’on a tout de même affaire à des nazis. Certes.
Mais ces nazis, en 1933, sont ni plus ni moins que l’extrême droite allemande, très bien réticulée socialement, dans les élites militaires, économiques, universitaires — dans la bourgeoisie allemande en général, que d’aucuns accusent de « trahison »[13]. Les troupes du NSDAP choquent parfois la bienséance par des violences excessives et des manières un peu rogues, mais les élites du patrimoine ne trouvent rien à redire au corpus d’idées du parti, une fois purgé des éléments attachés à la justice, voire à l’égalité sociales — tellement rien à redire que le patronat finance à fonds perdu le DNVP d’Alfred Hugenberg, dont le message est purement et simplement identique à celui du NSDAP.
Les contempteurs de la comparaison en histoire, toujours prompts à flétrir le « franchissement » (sic) du « point Godwin » (une prouesse mathématique, convenons-en) et à bêler en chœur que « c’est plus complexe que ça », que les temps ont changé ou que les nazis d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’hier, se révèlent bien mauvais historiens, pour les raisons de méthode évoquées plus haut, mais aussi parce que les nazis d’hier ne sont pas ceux qu’ils croient. Voir dans le NSDAP de 1932 les bourreaux de Treblinka est une faute de carre classique, mais non moins grave, et la sottise la plus courante dès qu’il est question d’histoire allemande en général, et de la période nazie en particulier. La téléologie est une plaie qui interdit toute réelle intelligence des temps, des séquences et des moments : en 1932, le parti nazi est l’extrême droite allemande la plus efficace et la plus populaire, en comparaison avec le DNVP, plus maladroit, moins ajusté, plus caricaturalement bourgeois. Le message nazi est adéquatement résumé par les slogans du parti, de « Freiheit und Brot » à « Juden raus » : la liberté et le pain, car il s’agit de sortir de la dépression économique et de refaire de l’Allemagne une puissance européenne majeure, libérée des chaînes du traité de Versailles, le tout sur fond de régénération sociobiologique, hygiéniste, médicale du « corps du peuple », qui doit être purgé de ses éléments allogènes, ces Juifs qui n’ont d’existence légale que foraine ou pérégrine, à titre d’étrangers et d’hôtes du peuple allemand et qui n’ont pas vocation à rester dans le biotope germanique — les Juifs dehors, donc.
Ce programme minimal, ce sont les dénominateurs communs qui permettent de faire la synthèse et de tenir une ligne partagée dans un « mouvement » travaillé par des débats vifs, des oppositions internes vigoureuses et d’autant plus rudes que, à l’automne 1932, le parti nazi se fracasse sur le mur de l’échec — presque quatorze ans de « combat » pour rien, pour ne pas accéder à la chancellerie et pour, c’est une première depuis 1928, commencer à perdre des élections nationales, régionales, communales. Dénominateurs communs aussi avec l’extérieur du parti, notamment avec des élites patrimoniales (le « capital ») et une « droite bourgeoise » que nous appelons ainsi car ce sont les mots, allemands, de l’époque, de la bürgerliche Mitte (centre bourgeois) au Bürgerblock (bloc bourgeois) : pouvoir autoritaire, destruction de la gauche (partidaire et syndicale), réduction drastique des libertés individuelles, législation d’exception, prééminence de la police et de l’administration sur la justice, purge de pans entiers de la vie sociale (magistrature, fonction publique, université, police, professions libérales — avocats, notaires, médecins… —, médias, industrie culturelle…) de tous leurs éléments juifs et/ou de gauche, politique sociale, fiscale, budgétaire favorable aux intérêts privés… qui trouve à redire à cela ? Pas le patronat qui, après avoir soutenu l’hypothèse Hitler et grassement financé le NSDAP ainsi que le DNVP, offre aux nazis l’argent qui permet au parti de mener sa campagne électorale pour les élections législatives du 5 mars 1933, campagne décisive, à un moment où, fébriles, Hitler, Göring et Goebbels savent eux-mêmes fort bien que rien n’est joué.
L’astigmatisme historique a bonne presse, car il évite de se poser trop de questions. Le nazisme, comme nous avons déjà eu l’occasion de le montrer, ne peut être sérieusement pensé comme objet de connaissance que s’il est intégré à son temps — le XXe siècle, semble-t-il — et à son lieu — l’Europe et, plus largement, l’Occident forgé, depuis le mitan du XIXe siècle, par le feu des hauts fourneaux, des locomotives, des transatlantiques et des canons, par le capitalisme et la colonisation, par le darwinisme social, le racisme, l’impérialisme et l’eugénisme ; bref, par cette alliance inédite entre l’argent, la science (plutôt : la prétention à la scientificité) et la guerre, les États-nations et le capital, pour assujettir, exploiter, extraire et dominer les masses blanches du prolétariat et la « force noire » des Empires. Produit de son temps, expression de son lieu, le nazisme, cela ne saurait dès lors guère surprendre, put séduire et convaincre les dirigeants politiques et économiques occidentaux qui reconnurent dans son projet autoritaire et mercantile une voie privilégiée pour rétablir des taux de profit élevés, réarmer culturellement et matériellement l’Occident, et permettre à la « race blanche » d’affronter les masses humaines monstrueuses qui émergeaient aux confins du monde, dans des Empires coloniaux qui, bientôt, si l’on ne faisait rien, vaincraient leurs vainqueurs comme jadis la Grèce conquise avait conquis son farouche vainqueur et l’Oronte avait coulé dans le Tibre.
Avant même que les industriels et banquiers, diplomates et militaires, inspecteurs généraux et anciens ministres n’apprécient, en connaisseurs, l’ordre régnant à Berlin[14], avant même que l’on ne goûte l’avènement d’une zone optimale d’investissement en Allemagne nazie, ce furent bien les libéraux autoritaires allemands qui, dès 1932, surent reconnaître tous les mérites des nazis pour asseoir et raffermir la domination chancelante d’élites patrimoniales discréditées par la crise du libéralisme (1929), par leur manque d’imagination (l’austérité) ainsi que par leur égoïsme obtus. C’est là, entre autres, que l’histoire de la séquence 1929-1933 incommode, car elle vient troubler des catégories et des oppositions canonisées par le discours (on dit le récit ou, si l’on est vraiment à la page, et au prix d’un nouvel anglicisme éhonté, le narratif) fabulé depuis 1945 : les démocraties libérales ont vaincu les totalitarismes étatistes, les autoritarismes dirigistes, etc. Rien de cela n’est pertinent pour penser le nazisme, qui n’est ni étatiste (c’est tout le contraire), ni particulièrement dirigiste (et de loin), mais peu importe ici. Parler de « libéraux autoritaires » pour qualifier cette droite qui, déjà, se présente comme le-camp-de-la-raison, en lutte contre les « extrêmes », une droite imbue de sa compétence autoproclamée, d’une politique qui-va-finir-par-porter-ses-fruits, et convaincue d’être désignée, presque de droit divin, pour occuper le pouvoir en dépit de tout, peut surprendre, tant on oppose le libéralisme à l’autoritarisme. Or leur coalescence est ancienne, comme le montre Pierre Serna dans son étude sur les élites politiques du Directoire qui, en 1795, prétendent clore la Révolution française en instaurant un régime censitaire (vote qui est riche), tout entier voué à l’accumulation des richesses offertes par la spéculation (sur les assignats et les biens du clergé) et la guerre (les fournitures aux armées, dans les 23 ans de guerre que connaît la France entre 1792 et 1815, assurant quelques rentes douillettes à nombre de fieffés aigrefins[15]). Pierre Serna note que c’est bien dans les années séminales du Directoire que la rhétorique du centre (sic) bienveillant, car tempéré et tout imbu de modération, contre les extrêmes (sic, bis) se cristallise et s’enkyste, pour ne plus quitter le pouvoir tout au long des XIXe et XXe siècles, et jusqu’en notre XXIe siècle naissant. L’historien forge, pour désigner ces élites au fond très agressives, l’apparent oxymore d’extrême centre, désormais largement repris pour désigner ceux qui érigent en maxime universelle des intérêts particuliers, qui jouent la comédie de l’intérêt général, qui sacrifient les finances publiques aux profits privés, qui contestent que les règles constitutionnelles s’appliquent vraiment à eux et qui professent un amour immodéré pour l’entreprise privée, ajointé à un mépris explicite de la notion même de service public. Les mêmes démentent, comme de juste, à peu près tout ce qui précède, et s’offusquent d’être qualifiés de parti des riches ou de gouvernement de droite. Pour toutes ces raisons, la catégorie forgée par Pierre Serna désigne avec pertinence von Papen et les siens.
Autre manière de les qualifier, le syntagme de « libéraux autoritaires », issu de la philosophie politique, s’applique assez adéquatement au cas Papen (et entourage). Il est significatif que l’un des meilleurs spécialistes du libéralisme autoritaire, qui avait d’abord travaillé la notion à partir d’un corpus nord-américain des années 1970-1980, ait poursuivi son archéologie avec des sources allemandes des années 1930. Grégoire Chamayou, qui avait étudié les voies et moyens imaginés par des universitaires et essayistes étatsuniens pour rendre la société d’après 1968 moins « ingouvernable » et esquissé ainsi une « généalogie du libéralisme autoritaire »[16], a poursuivi ce projet au long cours en remontant au discours prononcé par le Pr. Carl Schmitt devant le Club de l’Industrie de Düsseldorf le 23 novembre 1932 où il expose à 1500 auditeurs triés sur le volet ce « paradoxe » apparent, typique du néolibéralisme que des penseurs allemands, souvent catholiques, élaborent à l’université de Fribourg notamment[17], « que, pour avoir moins d’État, il va vous falloir en quelque sorte plus d’État »[18]. Un État minimal, néo-libéral, propre à créer les conditions de possibilité du profit maximal, doit être limité dans ses attributions, et donc fort, très fort, dans ce qui lui incombe (l’ordre interne et la protection externe, la garantie de l’application des normes, l’exercice de la souveraineté — bref, le régalien, comme on le dit aujourd’hui). En vis-à-vis du discours de Schmitt, qui est une ode à von Papen et aux projets de neuer Staat, Grégoire Chamayou fait figurer la réponse d’Hermann Heller, juriste juif et socialiste[19], figure de la gauche intellectuelle qui, le premier semble-t-il, forge le syntagme de « libéralisme autoritaire » pour désigner ce qui est à l’œuvre ici, et dont les plans de neuer Staat détaillés au chapitre VI du présent ouvrage sont l’expression chimiquement pure. Parallèlement à Chamayou, une autre philosophe, Barbara Stiegler, a apporté une contribution décisive à la définition du libéralisme autoritaire dans sa propre HDR, devenue un ouvrage majeur, dont le succès éditorial révèle bien le besoin d’intelligence du moment néo-libéral dont nous vivons, depuis 2016-2017, le paroxysme en France[20]. Notons, par ailleurs, que ce syntagme a priori paradoxal, mais bien compréhensible quand on sait lire Hayek, par exemple, avait déjà été utilisé en 1987 par un juriste, le magistrat Jean-Paul Jean, pour désigner la pratique et les projets gouvernementaux de la droite au pouvoir entre 1986 et 1988, au moment de la première cohabitation entre le RPR et l’UDF d’un côté, et le président socialiste François Mitterrand. Pour qualifier l’alliance, sous la houlette de Jacques Chirac (Matignon), entre Pasqua (Intérieur) et Balladur (Bercy)[21], entre les voltigeurs de la police, assassins de Malik Oussekine, et les privatisations massives, il avait signé un long article sobrement intitulé « Le libéralisme autoritaire » pour « décrypter ce libéralisme sélectif auquel on veut doucement habituer les citoyens »[22]. Libéralisme sélectif et bien tempéré, en effet, car, comme souvent, les libéraux pensent plus à la liberté du renard libre dans le poulailler libre, selon la boutade dont Jean Jaurès définit le libéralisme économique, qu’aux libertés publiques, réductibles à l’envi s’il s’agit de satisfaire des intérêts privés.
Ce détour par 1932 m’a été suggéré par un autre philosophe — que les historiens décidément seraient bien inspirés de plus lire —, en l’espèce Michaël Fœssel qui, en 2018, s’imposa l’exercice spirituel d’un détour quotidien par 1938, et par les quotidiens de 1938, cette presse que le service public a numérisée et généreusement mise à portée de lecture sur Gallica, le serveur de la BNF. Bien au-delà de la simple « assonance »[23] entre les discours, c’est bien une « analogie historique » qui, selon Michaël Fœssel, « joue à plein »[24] avec l’année 1938. L’exploration et la méditation de cette année, de son actualité, de sa langue et de ses mots permettent « de risquer un diagnostic du présent instruit par l’histoire »[25] et de lire avec acuité ce qui (nous) arrive. On comprend, dès lors, l’anathème qui vise l’analogie, car elle est critique, voire subversive. De son exploration de 1938, Michaël Fœssel ressort en étant surpris de ne pas être « dépaysé ». Manifestement, l’identité de l’époque l’emporte bien sur la différence des temps : non, « le dépaysement n’a pas eu lieu » car « les liens, les échos et les affinités entre les périodes l’emportent »[26] : « J’ai vu, en 1938, des mots d’ordre, des réflexes de pensée, des éléments de langage qui structurent l’ordinaire de la politique française depuis longtemps. L’avantage de 1938 est de condenser en quelques mois des évolutions à l’œuvre depuis plus d’une décennie dans le présent : radicalisation du discours camouflée par une idéologie post-partisane, triomphe des solutions libérales en pleine crise du libéralisme économique, perception des procédures démocratiques comme un obstacle à la mise en œuvre d’une politique efficace, renforcement inexorable du pouvoir exécutif, multiplication des lois sécuritaires (…) », liste non exhaustive qui s’applique aussi à l’Allemagne de 1932 et que le lecteur aura aisément complétée. Le regard sur le passé « instruit d’abord sur ce que nous vivons aujourd’hui »[27] — c’est vrai, pour la France, de la séquence 1938-1940 qui révèle les « origines républicaines de Vichy »[28], tout autant que de ce moment 1932 qui, en Allemagne, voit l’extrême centre mettre l’extrême droite au pouvoir.
Au-delà de cette analogie socio-économique, qui permet d’identifier des acteurs sociaux comparables et des intérêts de classe suffisamment clairs, voire caricaturaux dans la violence de leur expression, une perspective plus métaphysique conduit à déceler, par-delà la « différence des temps », quelque chose comme « l’identité de l’époque »[29], pour reprendre la distinction proposée par Michaël Fœssel lorsqu’il réfléchit à ce que les années 1930 ont à nous dire et qui ne saurait être couvert par le grésillement désuet d’une TSF produisant les voix de crécelle, affectées et haut perchées qui signalent immanquablement que l’on a là affaire à du révolu, du patiné, de la brocante : « tous ces éléments anachroniques suggèrent à tort que la différence des temps implique un changement d’époque »[30], et l’on aura beau jeu de rappeler que les SA ne défilent pas tous les jours dans nos rues. Délaissant, à juste titre, le poncif du « retour des années 1930 », le philosophe observe que celles-ci ne sont peut-être pas terminées, voire, à en lire son aîné Gérard Granel, qu’elles pourraient bien être à venir. La répétition, d’abord, est impossible — les historiens le savent bien, qui, depuis la fin du XIXe siècle, méditent parfois avec un brin de mélancolie sur la non-reproductibilité des configurations sociales, culturelles, économiques et politiques qui président à l’advention de tel ou tel événement. Mais, comme Granel, Fœssel avance que « la perspective se renverse » et la réflexion change de nature « si l’on passe des causes historiques aux conditions essentielles »[31]. L’avènement de régimes comme le fascisme et le nazisme, par exemple, est une réaction contre les promesses de la modernité, singulièrement contre celles de liberté, d’égalité et de fraternité, mais « cette réaction antimoderne a lieu dans les conditions de la modernité »[32] — et les historiens de la période savent depuis longtemps, avec Jeffrey Herf, que le XXe siècle a accouché d’un « modernisme réactionnaire »[33] qui a semé l’horreur et la mort dans la guerre et le génocide, mais que la violence et la dévastation constitutives, essentielles, de ce modernisme-là peuvent emprunter des voies apparemment plus douces ou, pour le dire avec les mots de la novlangue contemporaine, bienveillantes.
Au-delà de la qualification métaphysique de la période, de la détermination, de la nomination de l’essence de cette époque, Gérard Granel, comme Michaël Fœssel, constate que les pentes se dévalent vite. De l’incarcération de Gramsci par Mussolini en 1926 au parachèvement de la « mise au pas » de l’Allemagne en août 1934, l’empan chronologique est mince : « Huit ans à peine, et c’est fait (…). Le renversement du système démocratique et libéral, même s’il se prépare de loin et par de multiples voies, s’opère avec une soudaineté qui prend l’ancien monde de court »[34]. Il est, nous l’avons vu, encore plus réduit en Allemagne, où tout se précipite entre juin 1932 et janvier 1933, après, il est vrai, une préparation d’artillerie imposante entre le printemps 1930 et le printemps 1932.
Dernier lien entre eux et nous, entre 1932 et 2025, un lien direct, de dérivation étonnante — moins, une fois lus les chapitres précédents — mais désormais très étayée par de nombreux travaux. Non contente d’être la matrice conceptuelle et politique du « libéralisme autoritaire », son lieu de « naissance », comme l’a montré Grégoire Chamayou, l’Allemagne de 1932 nous a légué rien de moins que notre Constitution[35]. Comme tous les lycéens de France, j’avais pieusement appris ce que nous racontaient les manuels — que la Constitution de 1958 était sortie tout armée du discours de Bayeux, lui-même vaticiné par le cerveau génial, prophétique et, manifestement, toujours au rendez-vous de l’histoire, du général de Gaulle. Il y a quinze ans, la lecture de la thèse du Pr. Stéphane Pinon m’affranchit considérablement. Publié en 2003, cet imposant travail d’un jeune docteur en droit public portait sur les « réformistes constitutionnels des années 1930 », ces jeunes juristes qui, entre Université (René Capitant) et Conseil d’État (Michel Debré), réfléchissaient à l’infléchissement autoritaire des institutions par trop parlementaristes de la IIIe République. Ils s’inscrivaient dans un mouvement plus large, celui des « non-conformistes des années 1930 »[36], ces techniciens et technocrates tentés par le pragmatisme politique, le dépassement des clivages, l’efficacité économique et désireux d’incarner la « relève »[37] d’une politicaillerie rad-soc, d’une sociabilité de buvette (celle du bourg à la Clochemerle comme celle du Palais-Bourbon) pour enfin projeter ce vieux pays à la lenteur rurale qu’était la France vers une modernité industrielle et financière qui, de toute manière, ne l’attendrait pas, comme ne cessait de le rappeler, à longueur d’édito et de discours, le « flamboyant » André Tardieu, héraut de la révolution libérale et archétype d’une « dérive réactionnaire »[38].
En termes constitutionnels, il s’agissait d’acter normativement une inflexion dans la pratique du pouvoir et dans les rapports entre pouvoir exécutif (le gouvernement, à l’époque, car le président, depuis les erreurs grossières de Mac-Mahon en 1877 et celles de Millerand en 1924, était une simple barbe bardée du cordon de grand-croix de la Légion d’honneur) et le Parlement — en l’espèce, la multiplication des lois d’habilitation et des décrets-lois autorisés par ces habilitations législatives, depuis la présidence du Conseil de Raymond Poincaré (1926-1929). La justification avancée était que les questions contemporaines, singulièrement en matière financière, exigeaient une réaction rapide de la part de l’exécutif, et ne pouvaient s’accommoder d’une trop longue délibération parlementaire — sans parler des situations de guerre. Nombre de juristes, singulièrement des professeurs de droit public héritiers de la pensée française du jus publicum volontiers institué en jus politicum, poursuivaient, sous les vénérables et prestigieux auspices des Pr. Maurice Hauriou (Toulouse) et Léon Duguit (Bordeaux), leurs réflexions sur la souveraineté, l’État et le pouvoir exécutif à Strasbourg. Sous le magistère de Raymond Carré de Malberg et, désormais, de son jeune collègue René Capitant, agrégé et professeur en 1930, i.e. au moment où la génération des précités (nés entre 1856 et 1861, décédés entre 1928 et 1935) s’efface, cette pensée se précise. C’est bien René Capitant, résistant, compagnon du général de Gaulle, dont il devient ministre au sein du GPRF entre 1944 et 1945, qui fait office de spiritus rector juridique des gaullistes, du RPF à l’UNR, et qui inspire toute la réflexion constitutionnelle gaulliste, du discours de Bayeux (1946) à la rédaction de la Constitution de la Ve République à l’été 1958. On comprend aisément qu’il était opportun de « taire le précédent réformiste des années 1930 »[39] et d’entretenir la fable d’une génération spontanée ou du génie gaullien car, on le remarque tous les jours, il existe en France une mythologie de la Constitution qui fait de ce texte éminemment relatif, c’est-à-dire référé, comme tout texte, aux conditions de sa production, une forme de Table mosaïque, une parole absolue, fulminée par Mars et Minerve, vaticinée par la France elle-même, en la personne du Général (sic) qui ne manquait aucune occasion de mettre en scène son intemporelle exceptionnalité, répétant çà et là que, tel jour de 1940, 1946 ou 1958, il décida « d’assumer la France »[40], et autres solennelles proférations qui devaient peser lourd, trop lourd, sur le cerveau d’épigones dressés depuis l’école à se prendre eux aussi pour Jeanne d’Arc ou Napoléon — Julian Jackson observe quelque part que se prendre pour Mongénéral, comme l’appelait Le Canard enchaîné, est la seule manière légitime et socialement tolérée d’être fou à lier, en France, la seule manière, aussi, de répondre à l’appel de la Constitution de 1958[41].
Il est de fait moins mélioratif de faire de l’histoire et de se rendre compte de tout ce que les Tables de 1958 doivent aux réformistes de l’entre-deux-guerres, eux-mêmes intéressés, voire fascinés par la torsion infligée à la Constitution libérale, démocratique et parlementaire de Weimar au printemps 1930, et la mutation d’un parlementarisme triomphant en présidentialisme quasi absolu. René Capitant, titulaire de chaire à Strasbourg, fin observateur de l’actualité allemande et assez germaniste pour lire la presse et son collègue Carl Schmitt, publie ainsi, en décembre 1932, un article sur « le rôle politique du président du Reich », où il identifie dans la République de Weimar présidentialiste une forme de modèle transposable à la République française en manque de « réforme de l’État », comme on disait dans les années 1930 pour parler de réforme constitutionnelle. Cette idée perdura par la suite, dans les projets gaulliens pour la Constitution de 1946, sans succès, puis en 1958, avec la Constitution de la Ve République. Étonnant, tout de même, quand on sait comment cette histoire, celle de la séquence 1930-1933, s’est terminée.
Il y a les structures, donc, ces normes constitutionnelles qui sont si prégnantes car, de même que la fonction crée l’organe, les lois fondamentales accouchent d’une culture politique. Celle du débat rationnel, du colloque des raisons et, au choix, selon les moments, de la cacophonie parlementaire ou de la détermination de l’optimum délibératif, asymptote toujours rêvée de l’intérêt général. Ou celle de l’avilissement courtisan, d’une macération des médiocrités qui, en vase clos, s’entretiennent et s’encouragent dans la déchéance intellectuelle et morale. C’est précisément dans ces conditions de déliquescence que les structures laissent jouer la conjoncture, celle des individus. En janvier 1933, c’est ainsi un imbécile, dont la carrière ratée et la dépendance servile aux mutations et affectations de son père trahissaient l’insuffisance foncière, un officier de papier, propulsé dans les cercles du pouvoir par l’élection paternelle, qui se piquait de haute politique mais veillait avant tout aux hectares et à la rénovation de la propriété familiale, qui convainc in fine la main présidentielle de signer le décret de nomination d’Hitler à la chancellerie. Comme la Constitution de Weimar, tordue dans un sens présidentialiste à partir de 1930, celle de 1958 est, pour reprendre le mot si pertinent d’un estimé collègue, un appel au fou en même temps qu’un biotope rêvé pour tous les cloportes — le mot est d’un ministre, qui s’y connaît — en quête d’émotions fortes, d’arcana imperii et de conspirationnisme de couloir. Comment ne pas penser aujourd’hui à ces mots du haut fonctionnaire républicain, le Dr. Arnold Brecht, le même qui ouvrait, en exergue, cet épilogue et qui, dans ses Mémoires, notait également ceci :
Hindenburg, Papen et Schleicher ne peuvent pas être critiqués pour avoir volontairement donné le pouvoir à Hitler — ce n’est pas le cas — mais pour avoir scellé le succès des nazis, celui-là même qu’ils voulaient éviter, par leur dilettantisme. Ce sont moins des intentions malignes qu’une profonde bêtise politique que l’on peut leur reprocher — la légèreté de dilettantes politiques qui agissent aux frais de l’Allemagne et qui laissent l’addition derrière eux, conjuguée au viol de la Constitution, conjuguée également, hélas, à un manque de caractère dans les situations décisives, mais compensé par une confiance en soi au-dessus de la moyenne[42].
[1] Dr. Arnold Brecht, Mit der Kraft des Geistes. Lebenserinnerungen, zweite Hälfte, 1927-1967, Stuttgart, DVA, 1967, p. 168.
[2] L’actualité est ce qui nourrit les actualités donc ce qu’il y a de plus descriptivement et banalement factuel. L’actuel est aussi l’actualisation d’un potentiel. Où l’on passe, donc, d’une vision tout ce qu’il y a de plus positif de l’histoire à des considérations plus métaphysiques…
[3] Alain Caillé et Philippe Chanial, « Comment peut-on (ne pas) être wébérien ? », préface à Stephen Kalberg, Les idées, les valeurs et les intérêts. Introduction à la sociologie de Max Weber, Paris, La Découverte, 2010, p. 5-39.
[4] Jules Isaac, Les oligarques. Essai d’histoire partiale, op. cit.
[5] Cf. André Kaspi, Jules Isaac ou La passion de la vérité. Titre de couv. : Jules Isaac, historien, acteur du rapprochement judéo-chrétien, Paris, Plon, 2002, 258 p.
[6] Voir Vincent Azoulay, Paulin Ismard, Athènes 403. Une histoire chorale, Paris, Flammarion, 2020, 464 p.
[7] Pascal Ory, « Préface » de Jules Isaac, Les oligarques, p. X.
[8] Cf. notamment le remarquable collectif de Christophe Bouton et Barbara Stiegler, L’expérience du passé. Histoire, philosophie, politique, Paris, Éditions de l’éclat, 2018, 256 p.
[9] Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Introduction à la philosophie de l’histoire — La raison dans l’histoire, Paris, Plon, coll. 10/18, 1965, p. 12.
[10] Pour un intelligent développement sur la notion d’analogie en histoire, voir Michaël Fœssel, Récidive. 1938, op. cit., p. 169 sq. Voir également Luciano Canfora, « Analogie et histoire », in History and Theory, 1983/1, vol. 22, p. 22-42, notamment p. 27 sq., et Roselyne Koren, « L’analogie jugée par les historiens : les limites de l’acceptable », in Béatrice Fleury, Arnaud Mercier, Angeliki Monnier (dir.), Témoignage, mémoire et histoire. Mélanges offerts à Jacques Walter, Nancy, Éditions de l’Université de Lorraine, 2023, 470 p., p. 413-424.
[11] Pascal Ory, « Préface », op. cit., p. XI.
[12] André Postert, Rainer Orth, « Franz von Papen an Adolf Hitler. Briefe im Sommer 1934 », in Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, 63, 2015/2, p. 259-287.
[13] Christian Baechler, La trahison des élites allemandes. Essai sur le rôle de la bourgeoisie culturelle, 1770-1945, Paris, Passés Composés, 2021.
[14] Johann Chapoutot, « L’intelligence française contre la force massive : les universitaires français face à l’Allemagne (1910-1939) », in Francia 28/3, 2001, p. 15-34, et « L’ONUEF face à l’Allemagne : du rejet à la séduction (1910-1939) », in Échanges culturels et relations diplomatiques. Présences françaises à Berlin au temps de la République de Weimar, Paris, Presses universitaires de la Sorbonne nouvelle, Institut d’allemand d’Asnières, 2004, p. 135-143.
[15] Pierre Serna, La République des girouettes, 1789-1815, et au-delà : une anomalie politique, la France de l’extrême centre, Seyssel, Champ Vallon, 2005.
[16] Grégoire Chamayou, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, Paris, La Fabrique, 2018.
[17] Jean Solchany, Wilhelm Röpke, l’autre Hayek. Aux origines du néolibéralisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 2015, 572 p.
[18] Grégoire Chamayou, « Naissance du libéralisme autoritaire », préface, in Du libéralisme autoritaire, Paris, Zones, 2020, 140 p., p. 7-82 (p. 19). Ce travail de traduction, d’édition critique et de commentaire de Schmitt et Heller est en première intention un manuscrit inédit de HDR soutenue le 15 octobre 2020 à l’université Toulouse II, devant un jury composé des professeurs Johann Chapoutot et Pierre-François Moreau (Sorbonne et ENS, pré-rapporteurs), Elsa Dorlin et Judith Revel (Paris VIII et Toulouse II), et Jean-Christophe Goddard (Toulouse II, garant).
[19] Carlos-Miguel Herrera (dir.), Les juristes de gauche sous la République de Weimar, Paris, Kimé, 2002, 127 p., et Nathalie Le Bouëdec, Gustav Radbruch, juriste de gauche sous la République de Weimar, Québec, Presses de l’Université Laval, 201 p.
[20] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2019.
[21] Le transfert du ministère de l’Économie et des Finances du Louvre vers Bercy s’est effectué sous le ministère d’Édouard Balladur.
[22] Jean-Paul Jean, « Le libéralisme autoritaire », in Le Monde diplomatique, octobre 1987, p. 16-17 (p. 16).
[23] Michaël Fœssel, Récidive. 1938, op. cit., p. 166.
[24] Ibid., p. 169.
[25] Ibid., p. 167.
[26] Ibid., p. 164.
[27] Ibid., p. 24.
[28] Gérard Noiriel, Les origines républicaines de Vichy, Paris, Hachette Littératures, 1999, 335 p.
[29] Michaël Fœssel, Récidive. 1938, op. cit., p. 13.
[30] Ibid., p. 26.
[31] Ibid., p. 13.
[32] Ibid., p. 14.
[33] Jeffrey Herf, Le modernisme réactionnaire. Haine de la raison et culture de la technologie aux sources du nazisme, Paris, L’Échappée, 2018.
[34] Gérard Granel, « Les années 1930 sont devant nous (analyse logique de la situation concrète) », in Études, Paris, Galilée, 1995, p. 17-45, p. 21.
[35] Carlos Miguel Herrera (dir.), La Constitution de Weimar et la pensée juridique française, Paris, Kimé, 2011, 206 p.
[36] Jean-Louis Loubet del Bayle, Les non-conformistes des années 1930. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Paris, Seuil, 1969 ; rééd. Points, 2001, 562 p.
[37] Olivier Dard, Le rendez-vous manqué des relèves des années 1930, Paris, PUF, Le nœud gordien, 2002, 332 p.
[38] François Monnet, Refaire la République. André Tardieu, Une dérive réactionnaire, 1876-1945, Paris, Fayard, 1993, 638 p.
[39] Stéphane Pinon, Les réformistes constitutionnels des années trente : aux origines de la Ve République, Paris, LGDJ, 2003, 615 p., p. 8.
[40] « En ce moment, le pire de son histoire, c’était à moi d’assumer la France », in Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, tome 1 : L’Appel (1940-1942), Paris, Plon, 1954, p. 73.
[41] Voir également sur ce thème Laure Murat, L’homme qui se prenait pour Napoléon. Pour une histoire politique de la folie, Paris, Gallimard, 2011. Autre manière de traiter une pathologie française, considérablement aggravée par la Constitution de 1958.
[42] Dr. Arnold Brecht, Mit der Kraft des Geistes. Lebenserinnerungen, zweite Hälfte, 1927-1967, op. cit., p. 167.