Florence, on t'attend.

 V ous y croyez, vous, à cette histoire de Florence et de Hussein qu'on aurait enlevés en plein centre de Bagdad, là, juste en face du planton étatsunien qui surveille la «zone verte», avec des soldats et policiers plein les rues, et personne ne fait rien ? J'te jure, moi je ne peux pas ! J'essaie d'imaginer : Florence et Hussein se promènent dans cette rue; une voiture vient à leur hauteur, ralentit, s'arrête, un gros moustachu leur met un flingue sous le nez et leur ordonne «Montez !», ou bien, deux gros moustachus en jaillissent et se jettent sur eux puis les forces à monter, ou… Et bien, ils refusent. Faut être logique : ils savent bien que les gros moustachus ne vont pas défourailler à cet endroit avec vue imprenable sur l'entrée de la «zone verte», sous peine d'être transformés immédiatement en passoires par les militaires étasuniens et les policiers irakiens. Moi qui ne suis pas l'être le plus courageux du monde, je crois que je prendrais le risque — minime — dans ce contexte, de refuser et de partir en courant, en me disant qu'il y a des limites à tout, même à l'imbécillité, et qu'il faudrait être un sacré imbécile pour sortir une arme et tirer sur moi à cet endroit précis. Donc, je ne crois pas à cette histoire.

Cela ne signifie pas que je doute que Florence Aubenas et Hussein Hanoun aient été enlevés (quoi que si : je doute), ce dont je doute que ça ait pu se passer comme on me le raconte. Vraiment trop improbable. Surtout qu'on n'a pas affaire ici à des personnes naïves et désarmées.


Des fois, j'essaie d'imaginer ce que c'est de voir le monde avec les yeux, et surtout l'esprit, de Thierry Meyssan. Et bien, ça m'est difficile : j'ai du mal à douter des faits qu'on me rapporte. Ce qui précède est une fiction, je n'ai hélas pas de doutes sur les quelques éléments recueillis par les enquêteurs sur l'enlèvement de Florence et Hussein. Il s'agit d'une expérience : comment construire un roman d'un fait à partir d'une appréciation solipsiste de la réalité. Pour moi donc, ce n'est pas facile. J'ai tendance à croire que la réalité est réelle… Je prenais ce cas parce qu'il était dans l'actualité au moment où j'ai commencé ce texte, mais j'aurais pu en prendre bien d'autres. Notamment, il y a toutes ces histoires autour des Beatles, parmi lesquelles la supposée mort de McCartney. Un jour j'ai écrit mon propre conte beatlenamiaque, dans lequel McCartney était mort et Lennon toujours vivant, et “en réalité” ce n'était pas Chapman qui avait tué Lennon mais Lennon qui avait tué Chapman.

Le conte sur la mort de McCartney est indicatif de ce qui peut motiver ce genre de récits : pourquoi inventer qu'il serait mort ? Et bien, parce que les Beatles sont “morts” — je parle ici de la situation avant la disparition effective du groupe. Peu de temps avant : quand la légende naît le groupe est factuellement déjà mort, mais «l'avis de décès» viendra environ un an après. Ce qui est mort, c'est le groupe des débuts, ou son deuxième avatar, ou le troisième. Fin 1968-début 1969, le groupe qui porte ce nom, et se compose de ses membres originaux — chose relativement rare dans le milieu du rock, et de la musique en général, où les musiciens vont et viennent —, n'a plus grand chose à voir avec ce qu'il était en 1962, guère avec ce qu'il devint fin 1964-début 1965, et plus vraiment avec ce qu'il fut en 1967 et au début de 1968. Il y a de très simples explications pour comprendre comment et pourquoi le groupe a connu de telles évolutions, qui là aussi sont assez rares, la plupart des groupes et artistes de musique populaire tendent à creuser le même sillon pendant un temps assez long, même si une partie d'entre eux connaît cependant une évolution lente et progressive. Cela dit, il en reste assez qui se transforment radicalement, mais très rares sont ceux qui connaissent un parcours comme celui des Beatles qui, en sept années seulement accomplirent tout le processus que beaucoup de groupes, et le plus souvent en renouvelant leurs membres, parcourent en deux ou trois décennies : aller du plus simple au plus complexe pour retourner au plus simple mais en y intégrant tout l'acquis de la complexité.

En 1962, les Beatles sont un parmi des centaines de groupes anglais qui pratiquent une “pop-rock” simple et robuste; ils ont l'avantage sur beaucoup de ne pas se cantonner à une source d'inspiration (leurs goûts vont du jazz à la soul naissante en passant par le gospel, le rythm & blues, le rock et le rockabilly et leurs “modèles” sont Elvis Presley, Chuck Berry et les Everly Brothers — un curieux mélange…). C'est la conviction des deux membres fondateurs, Lennon et McCartney, qu'ils sont destinés à la célébrité (tel un Victor Hugo du rock, Lennon proclamait dès 1956 qu'ils serait «Elvis Presley ou rien !». Et, comme Victor Hugo, il ne réalisa pas son ambition…), et une suite de rencontres chanceuses, dont la plus importante fut même hasardeuse, qui les fit devenir ce qu'ils devinrent à partir de 1963. Mais même pour un amateur comme moi il faut admettre que leurs deux premiers disques, composés pour l'essentiel de reprises de tubes nord-américains adaptés au “beat sound” anglais ou de décalques de ces morcaux, ne dénotent pas d'une folle originalité. McCartney le reconnut plus tard : «Nous étions les plus visibles et nous sommes devenus des leaders, mais en réalité nous étions des imitateurs, tout ce que nous faisions avait ses origines chez d'autres» ; ne l'aurait-il pas dit que nous nous en serions cependant rendus compte. Mais la rencontre bienheureuse et donc assez hasardeuse de leur producteur et “pygmalion” George Martin amena leur évolution radicale, de petit groupe de banlieue plein d'énergie à ce qu'ils devinrent en 1968, un des groupes pop parmi les plus inventifs.

La description est courte, on ne peut pas strictement dire que George Martin fut leur pygmalion, ça marchait dans les deux sens: sans lui, ils n'auraient à coup sûr pas été ce qu'ils furent, mais c'est leur volonté d'aller plus loin que quatre accords de rock et des harmonisations vocales intéressantes qui explique leur évolution et leur capacité à intégrer les apports de George Martin, qui lui avait une solide formation musicale. Les trajectoires des autres groupes de pop anglaise de leur génération où de celle à peine plus tardive de l'époque mod (Rolling Stones, Who, Yardbirds — exception faite de Jimmy Page —, etc.) montre assez qu'il ne suffit pas d'être bien conseillé pour aller un peu ou beaucoup plus loin que ce qu'on faisait dans ses débuts. L'exemple le plus notable est bien sûr celui des Rolling Stones : sauf pour leur courte période “expérimentale” des années 1967-1968, on ne peut pas dire que leur évolution soit très sensible, de leurs débuts de 1963-1964 à leur dernière tournée au début de ce millénaire… Cela dit sans reproche, c'est ainsi, pour ce qui me concerne j'aime bien les “Stones”, cependant, après la mort de Brian Jones et sauf le bref intermède Mick Taylor, je ne peux pas dire que je trouve leurs compositions ultérieures particulièrement formidables. Il serait je crois assez intéressant de comprendre pourquoi deux groupes assez similaires au départ, comme les Stones et les Beatles, ont connu deux évolutions aussi différentes, mais ce n'est pas ici mon sujet.

Donc, les Beatles. Et bien, leurs fans n'ont pas tous évolué au même rythme et pour certains il en alla comme pour Pierre Larousse avec Bonaparte devenu Napoléon : dans son Grand Dictionnaire il fait mourir le général en 1804 car dans son optique le “grand” Bonaparte fut “tué” par le “petit” Napoléon (à ne pas confondre avec «Napoléon le Petit» cher à Victor Hugo). Dans l'imagination de quelques fans les Beatles sont “morts” en 1965 ou en 1967. Ma foi, il est difficile pour certains d'accepter que les personnes puissent changer, il leur faut une “explication rationnelle”, qui n'est pas synonyme d'une explication raisonnable, celle-ci je l'ai donnée : par leur volonté propre et par les circonstances, les Beatles ont tout ce qu'il y a d'explicablement évolué. Mais les «interprètes» ne peuvent l'admettre, ce qui motive leur compulsion à faire ces reconstructions est justement l'incapacité d'accepter que le monde change, que les gens changent, et surtout, qu'eux-mêmes changent. Conclusion : les Beatles n'ont pas changé mais «“on” les a changé».

L'“explication” la plus courante de ce changement est l'ingestion de «drogues». “Explication” totalement aberrante : j'ai fréquenté ou observé nombre consommateurs de toxiques stupéfiants, légaux ou non, et puis vous certifier que je n'en ai jamais vu aucun «changé» par eux, sauf en un sens négatif, tel que la longue déchéance de Vince Taylor dans l'héroïne et l'alcool, le bad trip qui conduisit Syd Barrett en hôpital psychiatrique, les fins abruptes de Jim Morrison ou Jimi Hendrix. Non que ces produits ne puissent contribuer à une certaine évolution qui eut été différente sans eux, mais ils ne peuvent en aucun cas être la cause du changement : mon expérience me montre que seuls changent ceux qui veulent changer. Comme l'écrit Baudelaire, «De Quincey affirme avec raison que l'opium, au lieu d'endormir l'homme, l'excite, mais qu'il ne l'excite que dans sa voie naturelle, et qu'ainsi, pour juger les merveilles de l'opium, il serait absurde d'en référer à un marchand de boeufs; car celui-ci ne rêvera que boeufs et pâturages». Il faut prendre l'affirmation pour ce qu'elle implique, et non en elle-même : seuls ceux qui en état et en désir de faire de grands rêves en feront lors de la prise d'un stupéfiant. Pour reprendre les deux groupes phares de la pop anglaise du début des années 1960, je ne crois pas que les Stones prirent moins de stupéfiants que les Beatles (je pense plutôt le contraire…) et on ne peut dire que les résultats furent mirobolants pour eux !

Bien sûr, ce type de pseudo-explication sert surtout à se rassurer : les humains, et parmi eux notamment les “occidentaux”, ont tendance à se croire stables dans la durée. Ce n'est pas évident, que ce soit sur un plan physiologique, psychique ou comportemental. Cela dit, nous changeons le plus souvent lentement et somme toute assez peu pour beaucoup d'entre nous. Alors quand on voit, comme en ce cas, des individus évoluant en moins d'une décennie autant ou plus que ne le font la plupart des humains en plus de trois décennies, on cherche des «causes externes» à ces changements. Celle énoncée ci-avant est du type le plus usuel : «ils ont pris des trucs qui les ont changés». Et il y a l'autre, «“on” les a changés», au sens strict : ceux qu'on nous présente comme étant les Beatles ne sont pas les vrais, mais des sosies. Ou, en un sens moins strict, l'idée assez commune qu'«“on” a trafiqué leur cerveau» — genre lobotomie ou électrochocs. Mais pour que «l'explication» fonctionne, elle doit s'appuyer sur quelque élément de la réalité qui la crédibilisent, et dans le cas de la disparition de McCartney, il y avait justement cet élément, le fait indéniable qu'il a (ou avait) un frère jumeau. Comme je ne m'intéresse guère à la vie des vedettes je ne puis vous certifier que son jumeau est toujours vivant mais du moins, en 1968 il l'était. Le reste va de soi : dès lors qu'on a une «théorie» vaguement vraisemblable il y a toujours moyen de trouver les «preuves» qui pourront la “vérifier”. Je ne les énumère pas car elles sont de peu d'intérêt, mais je suis persuadé qu'une petite recherche sur Internet avec Google et la séquence:


+McCartney OR "Mc Cartney" +mort +"abbey road" +pepper

vous donnera à coup sûr accès à quelques pages qui racontent toute l'histoire en détail.


Si vous avez parcouru quelques textes de cette rubrique sur «la propagande» vous aurez constaté qu'une partie d'entre eux concerne la question des complots. En fait, la rubrique s'articule sur une tentative d'élucidation des complots et conspirations. Cette question m'intrigue et j'ai sur elle une opinion nuancée : les complots existent mais n'ont pas grand chose à voir avec ce que les «théoriciens du complot» décrivent généralement. En outre, les complots constatables sont en général très visibles même si ce qui est fait pour les consolider reste en partie masqué.